Tel était Jean-Louis Chautemps
Virtuose, profondément musicien, philosophe et farceur, Jean-Louis Chautemps (1931-2022) aura traversé une histoire du jazz presque contemporaine de celle de Jazz Magazine. Franck Bergerot se souvient et énumère quelques pistes à suivre sur la toile ou dans les archives de Jazzmag.
Je me souviens de Jean-Louis Chautemps racontant à un cénacle de jeunes musiciens ses débuts en un temps où le public dansait sur le jazz plus qu’il ne l’écoutait et où le musicien jouait une fonction d’entremetteur dont pouvait dépendre selon Chautemps la conclusion d’une affaire amoureuse ; et à propos de son séjour au Club Saint-Germain au côté de Django Reinhardt, il aimait, en surjouant la lubricité de façon clownesque, insister sur le décolleté des clientes du Club qu’il observait en détaillant les harmonies peut-être de Fine and Dandy ou d’Anouman. Leçon de sociologie élémentaire ? Leçon de vie ? L’attirait-on sur le terrain de la stricte musicologie, il invitait son auditoire à la quête de la troisième octave dont dépendrait l’avenir et le salut du jazz, faisant référence à la découverte par les boppers des superstructures des accords dans l’octave supérieure, et incitait les jeunes générations à explorer leurs multiples. Assistant d’un œil inquisiteur et narquois à un séminaire en milieu universitaire sur une grande figure de l’histoire du jazz, il demandait à voir les relevés de chorus, et à défaut, sortait de sa serviette une pile d’ouvrages musicologiques de référence d’où il lui semblait nécessaire de repartir. S’interrogeait-on sur un projet qu’il avait conçu autour de Nietzsche, il déclarait «Nietzsche est un musicien de jazz. On dirait Sonny Rollins par moments. Il écrit en marchant comme Rollins joue en se baladant d’un côté à l’autre de la scène. » Et, en un temps (le tournant des années 1980) où Jef Gilson justifiait dans la presse sa direction outrancière par la mollesse des musiciens français et leur incapacité à mettre en place un vrai tutti, je me souviens avoir vu Chautemps souffler délibérément à côté du bec au départ d’un morceau de l’Europamerica donné par son chef. Tel était Jean-Louis Chautemps. Farceur, joueur, moqueur, provocateur, un rien dandy.
Habitué des clubs parisiens des années 1950, Jean-Louis Chautemps avait joué avec la crème du jazz américain, rejoignant ces jeunes ténors européens disciples de Lester Young qui avaient retenu les leçons du bop mais tout particulièrement de sa branche cool, tel Jean-Claude Fohrenbach qu’il côtoya chez Django et Bobby Jaspar dont il fit un mentor et qui le fit engager par Chet Baker. Les années 1960 le verront abandonner avec brio chez Jef Gilson la veine getzienne pour la rollinsienne – deux terrains sur lesquels il restera toujours expert jusqu’à produire d’impressionnants « à la manière de » en situation pédagogique –, voire pour la manière aylerienne. Il donnera plus tard l’impression d’avoir pratiqué le free jazz un peu comme on essaie un nouveau modèle de voiture pour en évaluer les qualités et les défauts. Il aimait la technique instrumentale, celle qu’il remit en chantier en étudiant avec le saxophoniste classique Daniel Deffayet, celle qu’exigeait tant le répertoire contemporain que le travail pour la variété à laquelle il loua abondamment ses services, en studio comme sur scène, notamment chez Johnny Hallyday aux côtés d’Ivan Jullien.
Dans les années 1970, tout en prêtant au big band de ce dernier son savoir-faire, mais aussi une certaine manière, intense, d’habiter un solo, il se livra à différentes expériences témoignant de ce que, s’il aimait la technique (attentif à l’apparition des phénomènes Sanborn et Brecker, ainsi qu’à l’efficacité des nouvelles rythmiques binaires), il avait le souci du sens et du questionnement. Nourri de surréalisme, pataphysicien parrainé par Boris Vian, philosophe (il étudie la philosophie sur le tard au même titre que la musicologie, deux domaines qui chez lui semble ne faire qu’un seul), il chercha à brouiller les frontières en associant l’avant-garde de la musique improvisée à des spécialistes de la musique baroque ou contemporaine pour élargir les outils de l’improvisation. Est-ce à cette époque qu’il fit poser chez lui une plaque de rue portant l’indication « Impasse du système tonal » ? Il flirta alors avec dodécaphonisme et sérialisme. Mais on le vit aussi délaisser le saxophone pour fumer ostensiblement le cigare ou jouer de la tronçonneuse au sein de son projet Rhizome, premières frasques de ce qui deviendrait la Compagnie Lubat, sur fond de polémique entre les logiciens Gottlob Frege et Edmund Husserl dont les textes étaient lus de part et d’autre de la scène par deux plantureuses “Chautanettes”.
Paralèllement, il jouait du jazz-jazz, donnant la réplique au jeune Éric Le Lann pour le “retour” de René Urtreger à Antibes en 1980 ou participant au big band de Martial Solal. Il s’associa à une sorte d’élite du saxophone français – François Jeanneau, Philippe Maté et Jacques Di Donato – au sein du Quatuor de Saxophones. Lors de la création de l’ONJ en 1986 sous la direction de François Jeanneau, il en fut l’aîné, parrainant la jeune scène montante. Enfin, en 1988, alors qu’il considérait le disque avec dédain comme « un cimetière de notes », il accepta, sur la demande de Jeanne de Mirbeck pour son label Carlyne, d’enregistrer son premier et unique album sobrement intitulé “Chautemps” où l’on croise – chacun ayant enregistré séparément, parfois sur plusieurs pistes superposées – Denis Leloup, Martial Solal, Janick Top, Yves Torchinsky, André Ceccarelli et François Verly. Les uns y remarquèrent un certain intérêt pour le jazz binaire, pour l’informatique musicale et les nouvelles techniques de studio. D’autres observèrent avec gourmandises les titres de morceaux : On the Sunnyside of Mac, With a Touch of Fresh Metal, Nur Drei (Trivalismus), Sous une certaine couche discursive et Sur et Sue Helen, référence à l’héroïne du feuilleton Dallas dont ses liner notes précisent « Ce qui est en question ici, ce n’est ma position par rapport à la femme. “Sur” n’est pas une préposition, mais le nom (en anglais) de la ville libanaise. En vérité, je pense seulement à la très ancienne cité phénicienne de “Tyr” et au passage entre l’Orient et l’Occident qu’elle représente. »
Sa culture était à l’échelle de sa bibliothèque, immense et joyeuse, et l’on détournerait volontiers à son sujet le titre de Nietzsche Le Gai Savoir. Le lecteur de Jazz Magazine (ou des Cahiers du jazz) était friand de ses interviews, de ses contributions aux débat, voire de ses écrits (cf. liste de ses contributions ci-dessous). Alain Gerber (dont il fut l’invité régulier dans l’émission Black and Blue à une époque où le jazz n’était pas interdit de séjour sur France Culture) devint un interlocuteur privilégié qu’il interviewa en retour sur son travail de romancier. Certains producteurs radio paresseux ou sans talent savaient que l’inviter c’était gagner : il suffisait d’ouvrir le micro et l’émission était faite, qu’elle dure un heure ou une nuit.
Il pouvait se montrer féroce, mais toujours à sa manière désinvolte. On se souvient de la charge des membres du Quatuor de Saxophones (dans Jazz Hot ou dans Jazz Magazine ?) contre la médiocrité de artistes américains qui faisaient la Une des journaux spécialisés. Il ne mentionnait pas son admiration pour Michael Brecker sans quelque condescendance narquoise sur sa timidité dont il voyait la source dans ses origines sociales. Interrogé dans Jazzman sur Steve Coleman et Tim Berne, il fut sans pitié au risque d’un certain manque de lucidité (c’est moi que l’on avait envoyé recueillir ses propos). Les candidats qui l’eurent dans le jury de leur concours de fin d’études ont fait les frais de son inindulgence badine, leur faisant facilement payer le prix d’une situation qu’il déplorait, la scène du jazz n’étant plus à ses yeux constituée que d’élèves et de leurs professeurs (et il était l’un d’eux). Chautemps aimait appuyer où ça fait mal, et il pouvait faire très mal, avec des airs tantôt de sainte nitouche tantôt de père fouettard quelque peu surjoué qui laissait à penser qu’il y prenait un dangereux plaisir.
Sans entretenir de relations suivies, nous nous croisions souvent et un certain mélange chez moi de stakhanovisme et d’amateurisme semblait l’amuser. Il aimait s’asseoir à mes côtés dans les salles de concert pour me tester par des commentaires outranciers ou paradoxaux. Prenant volontiers en notes ses impressions et réflexions du moment, il m’avait glissé, goguenard : « Tiens, toi, tu n’as pas besoin de prendre de notes ? ». Et je me demande si l’illisibilité de mes notes de concert ne datent pas de cette époque et de la crainte que leur inanité ne soit découverte par quelqu’un qui aurait pu les découvrir par-dessus mon épaule. Une année, participant à un jury dans un concours de jazz, où nous étions invités, ainsi que Claude Carrière, il avait commencé par nous surprendre lors du repas par un grand plaidoyer de Mirelle Mathieu. Puis à l’heure des délibérations, il s’était ligué avec les figures locales invitées d’honneur du jury, pour nous mettre à l’épreuve, Claude et moi, en prenant, du haut de son autorité de musicien professionnel, le contrepied de tous nos jugements, pour voir jusqu’à quel point nos convictions tiendraient bon. Et d’une jeune pianiste dont le charme n’avait pas manqué de séduire, il s’était offusqué de nos réserves : « Elle est absolument charmante, d’un geste très élégant, et sans jamais regarder son clavier. » En effet, paralysée de trac, elle n’avait pas quitté ses partitions des yeux. Et ce jeu du chat et de la souris qu’il aimait pratiquer avec la critique, je dois dire que j’ai pris, à l’inverse du plaisir qu’il y prenait, beaucoup d’amusement à l’observer.
La dernière fois que j’ai croisé Chautemps, c’était un homme fatigué, qui m’avait tenu néanmoins tenu une long discours… en latin, s’amusant visiblement de me voir incapable de lui donner la réplique. Et j’admirais cet homme abordant le naufrage de la vieillesse avec un tel panache. « Que restera-t-il de Jean-Louis Chautemps ? » aimaient dire ses détracteurs. Je ne sais pas. Je crois juste qu’il nous manque déjà et j’invite à consulter les quelques liens et les vieux numéros de Jazz Magazine énumérés ci-dessous . Franck Bergerot
À voir et à écouter sur la toile :
Avec Chet Baker (tp), Francy Boland (p), Eddie De Haas (b) et Charles Saudrais (dm). San Remo, 1961.
Avec Martial Solal (p), Pierre Michelot (b), Daniel Humair (dm). Paris, 6 Avril 1961 (filmé par Jean-Christophe Averty pour Tele Music / Modern jazz at Studio 4).
Avec Jef Gilson (piano, dir, comp), Gilbert Rovère (b), Daniel Humair (dm). Paris, 7 Juin 1964 (paru sur l’album de Jef Gilson “Œil Vision” SFP) ;
Avec Jean Baptiste Mira (tp), François Jeanneau (ss), Jean-Louis Chautemps (ts solo), Pierre Caron (ts), Claude Lenissois (bcl), Bernard Lubat (vib, perc), Jef Gilson (piano, dir, comp), Gilbert Rovère (b), Gaëtan Dupenher (batterie). Villingen, 18-19 avril 1966 (paru sur l’album de Jef Gilson “New Call From France” Saba).
Luis Fuentes, Benny Vasseur (tb), Jean-Louis Chautemps (ts), Jean-Charles Capon (cello), Jef Gilson (piano, dir, comp), Guy Pedersen, Jean-François Catoire (b), Philly Joe Jones. Paris, 31 janvier et 1er février 1969 (paru sur l’album “Philly Joe Jones” Vogue)
Avec notamment Ivan Jullien (tp, dir, comp), Tony Bonfils (elb) et André Ceccarelli (dm), Emmanuel Roche (perc). 1983 (paru sur l’album “L’Orchestre” Bingow Records)
Avec Éric Le Lann (p), Rene Urtreger (p), Pierre Michelot (b), Éric Dervieu (dm). Anvers, Jazz Middelheim, 1993).
Les 9 Muses de Jean-Louis Chautemps
Entretien avec Jean-Charles Richard, le 4 février 2021.
À retrouver dans votre collection de Jazz Magazine
N°77, décembre 1961 (repris dans le n°749, juin, 2022). Chronique de l’album “My Favorite Things” par Guy Lafitte, Dominique Chanson, François Jeanneau, Philippe Nahman et Jean-Louis Chautemps.
N°119, juin 1965. Le Libertaire controversé, entretien avec Jean-Louis Ginibre
N°124, décembre 1965. Réponse à un questionnaire à propos du free jazz.
N°135, octobre 1966. Blindfold test par Jean-Louis Ginibre.
N°176, mars 1970 (Cahiers du jazz n°18). Débat autour d’Albert Ayler et quelques figures du free jazz, avec André Hodeir, Yves Buin, Daniel Caux et Lucien Malson
N°227, novembre 1974. Saxo boulot studio, Jean-Louis Chautemps raconte le travail de requin de studio à Alain Gerber
N°228, décembre 1974. Autoportrait expess.
N°231. Débat autour d’André Hodeir avec Martial Solal et Jacques B. Hess à l’occasion de la parution de “Bittter Ending”.
N°249, novembre 1976. La Crise du bœuf, à propos de de la situation du jazz en France par Jean-Louis Chautemps.
N°254 et 255, mai et juin 1977. Alain Gerber interviewé par Jean-Louis Chautemps (en deux parties réparties sur deux numéros).
N°279, octobre 1979. Choisir son instrument, le saxophone, par Jean-Louis Chautemps
N°282, janvier 1980. À propos d’une carte blanche à Jean-Louis Chautemps
N°287, juin 1980. Interview des membres du Quatuor de saxophones avec François Jeanneau, Philippe Maté et Jacques Di Donato.
N°294, février 1981. La Compagnie Lubat par Jean-Louis Chautemps.
N°302, décembre 1981. Dialogue avec le compositeur Paul Mefano.
N°331, juillet 1984. Alain Hatot interviewé par Jean-Louis Chautemps.
N°333, novembre 1984. André Ceccarelli interviewé par Jean-Chautemps.
N°391, mars 1990. Petit texte de Jean-Louis Chautemps présentant la pièce du Marquis de Sade Français, encore un effort… si vous voulez être républicains, mise en scène par Charles Tordjman avec François Clavier… et Jean-Louis Chautemps au saxophone « qui n’est qu’un saxophone classé X ».
N°394, juin 1990. Interview à propos d’une musique commandé par Serge Valletti pour une pièce consacrée à Elvis Presley à la demande du metteur en scène Charles Tordjman.
N°453, novembre 1995. Entrevue dans les pages actualités.
N°668, décembre 2014. Interview par Stéphane Ollivier mise en ligne sur jazzmagazine.com le 25 mai 2022 à l’occasion du décès de Jean-Louis Chautemps.