Théo Ceccaldi et Leïla Martial au Studio 104
Samedi dernier, 16 janvier, le concert mensuel Jazz sur le Vif programmé par Arnaud Merlin, a eu lieu avec 3 heures d’avance, devant un public d’une dizaine de professionnels et de proches masqués et disséminés parmi les 800 fauteuils du studio 104 de la Maison de la Radio. La première partie donnée à 17h30 par le trio “Django” de Théo Ceccaldi a été archivée pour une future diffusion sur les ondes de France Musique, mais la prestation du trio Baa Box de Leïla Martial à 19h tombait pile poil pour être diffusée en direct dans le Jazz Club d’Yvan Amar.
Mais d’abord, voici les Ceccaldi – Théo violoniste, Valentin violoncelliste – et leur compère Guillaume Aknine guitariste. Premier avertissement : « Il se passe quelque chose d’exceptionnel aujourd’hui. Nous allons jouer sur scène… » Après être entré presque en catimini dans cette Maison de la Radio vibrant habituellement comme une fourmilière et ce soir-là déserte, on partage en effet ce sentiment d’exception. Deuxième avertissement : « Ceci n’est pas un hommage à Django, mais au chien de Guillaume. » Et de fait, nos repères reinhardtiens vont être mis à mal. Certes, on reconnaît bien ici quelques bribes comme dispersées dans les mouvements de rotation d’une sorte de “kaléidophone”, mais on peinera à les rassembler pour en identifier l’appartenance à quelque morceau sur lequel nous pourrions étiqueter un titre original, l’objectif de cette musique n’étant d’ailleurs pas là. On surprend en ouverture l’allusion à Honeysuckle Rose puis, après une étrange planerie dans la même suite (élégamment titrée Balancelle et chèvrefeuille), le fameux solo de Django sur Minor Swing repris note à note par Guillaume Aknine parmi quelques motifs de ce thème tellement réaménagés que le titre ne nous reviendra en mémoire, si l’on en a encore, que longtemps après en avoir identifié le dessin mélodique. Car déjà de nouvelles nappes sonores s’apparentent aux étirements de la musique de chambre de Giacinto Scelsi avant de verser vers la motricité minimaliste d’une sorte de rock industriel avec solo de guitare sursaturé.
On repense parfois à Django, plus souvent à l’“art-déco” flamboyant de Michel Warlop qu’à Stéphane Grappelli, tantôt à Bach ou à Bartok ou à Bill Frisell ou a Radiohead… Ceccaldi parasite ainsi la musique de Django de toutes sortes de références exogènes comme on pourrait le faire en balayant les fréquences d’un poste de radio… mais la musique de Django Reinhardt n’avait-elle pas elle-même résulté d’un semblable balayage culturel ? Soit une esthétique de la divagation orchestrée avec un sens du détail tant par le soin porté à l’écriture des voix que dans le choix des gestes instrumentaux. Et l’on se dit que ce qu’ils nous livrent, nuls autres se saisissant de leurs instruments – violon, violoncelle, guitare Gibson “Charlie Christian” – ne sauraient en produire un quelconque équivalent, de même que nul autre que Django n’aurait su tirer des orchestres dont il disposa des chefs d’œuvre aussi insolites que Manoir de mes rêves Porto Cabello, Blues Mineur ou autres Nymphéas. Et d’un tel violoniste – doublé d’un semblable compositeur –, je me demande soudain ce qu’en aurait pensé Claude Laurence*. “On ne peut savoir”***.
Entracte, le temps de réaménager la scène du 104, à 19h pile, Jérôme Badini – qui diffusait sur France Musique pendant ce temps la première partie du concert donné par Rachelle Ferrell à Juan-les-Pins en 1992 – passe l’antenne à Yvan Amar pour son Jazz Club où il diffuse tous les samedis soirs un concert qu’il a été enregistré dans les clubs et festivals de France et de Navarre. Mais il faut croire que le couvre-feu l’aura retenu à la “Maison”, profitant de la présence sur place du trio Baa Box de Leïla Martial.
On retrouve avec celle-ci le travail de l’album “Warm Canto”, mais épuré comme elle le confirme elle-même, où l’on voit l’influence des polyphonies yodelées des Pygmées Aka se préciser encore. Évolution qui s’accompagne d’un besoin de plus grande proximité en s’affranchissant le plus possible de la sonorisation. La disposition scénique qu’on leur connaissait reste d’actualité, Leïla Martial côté jardin, avec micro voix et tout un petit attirail (idiophones divers, piano-pouce, jazzo-flûte, mignonettes – vides ! –“accordées” dont elle se sert comme d’une flûte de pan doublée de sa voix…), Eric Perez au centre assis sur un cajon et face à quelques cymbales, un grosse caisse virtuelle et toute sorte de percussions, plus un micro voix, et enfin, côté cour, Pierre Tereygeol, sa guitare acoustique amplifiée et, lui aussi, un micro voix. Car tous trois chantent dans ce trio et c’est cette dimension qui est valorisée par l’autre dispositif scénique adopté en alternance durant ce concert et présenté comme une nécessité nouvelle, de mieux fusionner les voix : les trois musiciens rapprochés, réunis autour d’une même micro, afin de chanter dans le son direct du trio, sans passer par leurs haut-parleurs de retour respectifs. Une évolution qui prend un sens tout particulier en cette période de distanciation physique et renvoie à cette notion d’espace qui participe à la caractérisation des pratiques chantées traditionnelles, notamment chez les Pygmées, des chants de groupe en plein air aux berceuses, notion d’espace qui se perd dans la musique amplifiée.
Le regroupement sur le devant de scène des voix de Perez et Tereygeol (dont la guitare murmure désormais sans amplification) autour de la voix centrale de leur meneuse grandit la musicalité des chœurs, attendrit la texture de leurs harmonies dont les couleurs font se rencontrer les traditions Aka, les polyphonistes de la Renaissance et l’art d’un David Crosby. Leïla Martial en émerge avec cette sensibilité, cette fantaisie et cette imagination qu’elle assortit d’une technique n’appartenant qu’à elle, passant du chant pur à quelque cri d’oiseau amazonien (on pense soudain à Yma Sumac), de l’anglais à quelque langue imaginée Et de celle-ci on se demande soudain ce qu’en aurait pensé André Hodeir**, lui qui lassé par l’usage du scat au moment de s’attaquer à ses deux dernières “Jazz Cantata”, trouva matière dans les dérèglements linguistiques du dernier roman de James Joyce, Finnegans Wake. “On ne peut savoir”***. Franck Bergerot (photos © Xavier Prévost)
* Pseudonyme d’André Hodeir du temps où il était violoniste de jazz.
** Ce même André Hodeir dont nous aimons reprendre ici le nom afin de rappeler que le 6 mars, dans Jazz sur le vif, l’ONJ recréera la “Jazz Cantata” Anna Livia Plurabelle (d’après le chapitre du même nom tiré de Finnegans Wake), sous la direction de Patrice Caratini. Auparavant, le 20 février, Jazz sur le vif aura accueilli le quintette d’Olivier Ker Ourio et le quartette de Géraldine Laurent.
*** Leitmotiv du dernier livre de Julian Barnes, L’Homme en rouge, dont j’ai lu les dernières pages, confiné dans ma voiture en attendant l’ouverture des portes de la Maison de la Radio.