Tony Allen, aux racines du rythme
Nous avons appris avec tristesse hier soir, la mort de Tony Allen. Nous nous sommes plongés dans nos archives pour vous ressortir cette belle interview, datant de 2017.
Merci à ©Bernard Benant pour cette belle photo.
Je me préparais à une petite épreuve du feu après avoir serré la main de Tony Allen, personnage au premier abord assez fermé. Mais les disques que nous avons écoutés ensemble ont eu raison de cette distance. Le batteur et compositeur nigérian n’aime guère évoquer sa propre personne : « Je pourrais parler d’Art Blakey durant des heures, mais pas de moi… », nous a-t-il confié à l’issue de cette rencontre émouvante, tant sa ressemblance avec Blakey nous a frappés. Même intensité dans le regard, même corpulence, même timbre de voix, même personnification de l’Afrique. Avec “The Source”, son nouvel album, et son EP digital en hommage à Blakey, qui séjourna longuement au Nigéria en 1948, la boucle semble bouclée pour Tony Allen. Il paraît réellement heureux d’avoir livré son interprétation de quelques morceaux immortalisés par celui que ses contemporains surnommaient “Tonnerre”, sans aucun doute le plus africain des jazzmen de la grande époque Blue Note. Mais il est temps d’appuyer la touche “play”…
Art Blakey : Once Upon A Groove (“Ritual”, Blue Note, 1957)
C’est Art Blakey, mais je ne connais pas ce morceau. J’ai écouté quelques albums, mais pas tous, loin de là, car Art n’a jamais cessé d’enregistrer ! Je l’ai découvert dans les années 1960. Avant lui, j’écoutais Gene Krupa, et je pensais qu’il n’y avait pas meilleur au monde. Mais dès que j’ai entendu Art Blakey, j’ai tout de suite adoré cette façon qu’il avait de faire parler sa batterie. [Nous écoutons la voix de Blakey dans le même album : Art décrit les trois mouvements du morceau éponyme dédié à des villageois qui rythment leur vie autour des tambours. Tony Allen semble réellement ému, NDR.] Art Blakey se différencie des autres grands musiciens de cette époque car il a su prendre des choses de mon pays et les emporter aux Etats-Unis, et cela nous a été renvoyé, à nous Nigérians ! Dans un livre que j’avais lu sur Charlie Parker, il est mentionné qu’Art était allé au Ghana et au Nigeria. Je suis heureux de l’entendre dire dans cet enregistrement qu’il a compris, là-bas, que pour nous les tambours sont le prolongement de la parole. Au départ, je voulais jouer exactement comme lui, mais lorsque je suis venu vivre en Europe, je n’ai pas voulu que mon jeu ressemble à celui d’un Américain ou d’un Européen. Je voulais être moi-même et utiliser au maximum ma culture. Je n’ai rencontré Art qu’une fois, à Londres, et il a été très gentil. Il ne connaissait pas Fela, mais si Fela avait été batteur, il aurait su qui c’était…
Dave Brubeck : Take Five (“Time Out”, Columbia, 1959)
Tout le monde connaît et a joué Take Five, même au Nigéria ! Dès sa sortie, on l’a beaucoup entendu à la radio, et à chaque fois que l’on se produisait dans un endroit, quelqu’un nous demandait de jouer ce morceau. C’est en cinq temps, mais pour moi c’est très facile, je ne compte jamais. Le son du groupe est parfait pour le type de musique qu’ils jouent, et j’aime bien le solo de Joe Morello.
Lou Donaldson : One Cylinder (“Alligator Bogaloo” Blue Note, 1967)
Je ne connais pas, mais j’aimerais remixer ça à ma façon. Ce que j’aime, c’est comment la basse et la batterie ont été pensées pour aller exactement avec la musique. Fela commençait toujours ses morceaux par la mélodie, et j’étais le dernier à apporter ma partie. Mais pour ma musique, je commence toujours par le rythme, et comme je déteste me répéter, je cherche sans arrêt quelque chose de nouveau. Lorsque j’écoute un album, si les morceaux se ressemblent trop, au bout du troisième j’arrête le disque !
Comment avez-vous dirigé les musiciens sur votre nouvel album, enregistré “live in studio” et sur des bandes analogiques ?
La plupart du temps, j’essaie d’obtenir un bon résultat en une seule prise, et même lorsqu’il y en a trois, je choisis souvent la première ! Je n’aime pas me répéter et, si ça me convient, c’est bon. En revanche, toutes les notes doivent être bonnes, et c’est très important pour moi que chaque instrument soit parfaitement accordé et que cela sonne comme je l’entends dans ma tête. On ne répète pas, mais je connais la forme de base, toutes les sections, et toutes les couleurs de chaque morceau sont très claires pour moi. En studio, je joue doucement car cela me permet de beaucoup écouter les autres et de faire ressortir les parties de chacun. Je pourrais jouer fort, mais je déteste prendre le pouvoir sur le plan sonore, sinon ça devient du rock !
Herbie Hancock : Actual Proof (“Thrust”, Columbia, 1974)
Je ne reconnais pas, mais j’ai l’impression que les musiciens doivent beaucoup compter pour jouer ça… C’est une musique très syncopée, plus proche du jazz-rock je trouve. Je reçois trop d’informations, et j’ai l’impression qu’ils devraient garder toutes ces notes et syncopes pour les solos, pas pour le thème. Là, on a l’impression d’un solo continuel et ce n’est pas trop mon truc.
Steve Coleman : Drop Kick (“Drop Kick”, RCA Novus, 1992)
Je connais Steve Coleman, mais pas ce morceau, ni cette batteuse [Camille Gainer, NDR]. Elle joue ce qui doit être joué pour ce morceau, et je crois que le nom de Drop Kick est bien choisi parce qu’il y a un côté bancal, comme si la grosse caisse devait être jouée et qu’elle ne l’était pas. Au Nigeria, à ma connaissance, il n’y a pas de filles qui jouent la batterie, mais j’ai rencontré Cindy Blackman un jour dans un festival à Berlin, avant qu’elle soit mariée à Carlos Santana, et on a beaucoup échangé. C’est une excellente batteuse et lorsqu’on l’entend jouer du jazz ou du rock avec Lenny Kravitz, elle a la même énergie qu’un homme !
Fela Ransome Kuti & Africa 70 : Water No Get Enemy (“Expensive Shit”, Barclay, 1975)
Ce morceau-là, je n’ai pas de mal à le reconnaître, c’est moi qui joue avec Fela ! [On lui fait écouter Grown Man Sport du producteur hiphop Pete Rock, samplé sur le morceau de Fela, NDR.] C’est le même motif de claviers qu’ils ont samplé, mais ils ont effacé la basse et la batterie pour les changer… Pourquoi pas ! Je trouve intéressant que ce rappeur soit né pratiquement au moment où on a enregistré ce morceau [En 1970, NDR]. Cela montre que la musique continue à faire son chemin. J’ai moi-même samplé mes propres parties de batteries pour d’autres rappeurs, mais parfois ils l’utilisent en mettant la guitare rythmique à l’envers. Donc je précise toujours qu’il vaut mieux me demander, plutôt que de mal le faire… Il y a de la magie dans les choses que j’assemble dans mes compositions, et j’essaie toujours que les instruments soient complémentaires, comme des briques que l’on met les unes sur les autres. À la fin, ça tient debout, donc il faut faire attention à ne pas tout détruire, et surtout à bien comprendre comment tout cela s’organise. Là, Pete Rock a mis un bout de la musique de Fela sur un rythme simple, or je ne jouerais jamais comme ça. Il aurait dû m’appeler, car mes parties de batterie font justement toute la différence…
Comment le message du jazz parvenait-il à vos oreilles dans les années 1960 au Nigéria ?
Le jazz passait à la radio, et Fela était DJ à l’époque. Tous les vendredi soirs, il passait uniquement des disques de jazz ! J’avais à peine vingt-quatre ans, et je jouais déjà de la batterie. À cette époque, il y avait des concerts jazz à la radio, et on jouait en direct le répertoire des disques Blue Note, des blues en douze mesures, des morceaux d’Art Blakey… Cinquante ans plus tard, j’espère que ce disque qui paraît chez Blue Note, un enregistrement un peu ex- périmental pour moi, plaira au public. Mais je pense que pour les tournées, nous serons obligés de passer de neuf à six musiciens, quitte à arranger certaines parties pour que cela sonne aussi bien que sur le disque. Mais du moment que les racines sont préservées, tout ira bien.
Ses deux nouveaux disques
“Se démarquer du jazz traditionnel”
Le batteur revient sur son EP en hommage à Art Blakey et sur “The Source”, son premier disque Blue Note.
Il y a quelques mois, vous avez enregistré un EP en hommage à Art Blakey…
Venant de l’afrobeat, ma version du jazz devait se démarquer du jazz traditionnel. Peut-être que certains seront surpris du résultat, mais c’est comme ça que je l’entends. Cela ne sert
à rien d’essayer de faire la même chose qu’Art Blakey. J’ai apporté ma façon d’entendre et de rythmer ces mélodies. Dès le premier jour où j’ai entendu Art, il est devenu mon idole !
Si je devais rendre hommage à une personnalité du jazz, il me semblait évident que ce serait lui.
Vous avez été le directeur musical de Fela Kuti et
vous êtes compositeur. Art Blakey, lui, engageait des musiciens qui composaient pour sa formation et en étaient souvent les directeurs musicaux…
Pour “the Source”, qui sort en septembre avec les mêmes musiciens que l’EP, j’ai changé ma manière de faire. J’ai proposé à mes musiciens de composer. Pour moi, la musique tient du spirituel, et tout en étant bien présent, je n’aime pas toujours être au centre de tout. Alors, pour cet album, j’ai partagé. En général, je compose tous mes morceaux en commençant avec la basse, puis la batterie ; ensuite j’écris les lignes de guitare, puis les cuivres et le piano peuvent venir enrichir le tout. Mais là, j’ai également proposé au guitariste, au pianiste et à tous les musiciens qui voulaient composer d’écrire leur propre morceau. Finalement, je donnerai des droits à tous les musiciens qui ont participé à l’écriture, c’est vraiment ma volonté. Mais attention : c’était tout de même moi qui avais le mot de la fin ! Je pense qu’aujourd’hui c’est la seule façon de s’inscrire dans une réalité musicale et, surtout, de ne pas considérer les musiciens comme seulement des exécutants.
Laurent Bataille pour Jazz Magazine – Septembre 2017