Tower Bridge de Marc Ducret : pour l'Histoire (suivi de "L'Amérique" par Baux et Courtois)
En accueillant le Tower Bridge de Marc Ducret (la réunion de ses trois groupes nommés « Real Thing »), les organisateurs du festival de D’jazz Nevers Festival n’ont pas seulement offert à leur public la possibilité d’écouter l’une des musiques les plus excitantes de ces dernières années, ils ont également fait acte historique. Par la richesse du projet « Tower », Marc Ducret marque en effet d’une empreinte essentielle l’histoire de la musique créative européenne, comme cette interprétation nivernaise a pu le confirmer.
La littérature est encore présente, mais de manière plus explicite, dans le spectacle très émouvant que le comédien Pierre Baux et Vincent Courtois ont donné le lendemain midi.
Tower Bridge de Marc Ducret
Dominique Pifarély (vl), Kasper Tranberg (tp), Fidel Fourneyron, Matthias Mahler, Alexis Persigan (tb), Tim Berne (as), Fred Gastard (sax basse), Marc Ducret (g), Antonin Rayon (p), Peter Bruun, Tom Rainey (dm), Sylvain Lemetre (perc).
Mardi 13 novembre 2012, D’jazz Nevers Festival, Maison de la Culture de Nevers (salle Philippe Genty), Nevers (58), 21h00.
Le Tower Bridge de Marc Ducret
Les visiteurs du blog de Jazz Magazine/Jazzman n’apprécient pas tous que le rapporteur d’un concert dévoile le répertoire d’un artiste en tournée. Ils ne veulent parfois recevoir que des effluves d’une prestation précédant celle à laquelle ils vont bientôt se rendre, manière d’échauffer un peu plus l’ardeur d’un désir proche de son assouvissement. Dans le cas de Marc Ducret, nulle frustration à craindre en révélant le titre des pièces interprétées par son Tower Bridge. Car indiquer que la première partie est composée de Sur l’électricité et de Real Thing #3, et que la seconde donne à entendre Softly Her Tower Crumbled in the Sweet Silent Sun puis les Real Things #2 et #1, c’est en réalité ne rien préciser ou presque. La musique est à ce point changeante, les mécanismes à l’œuvre s’apparentent tellement à un organisme en mutation que chaque concert est un moment unique qui ne ressemble à aucun autre – et l’image galvaudée retrouve ici toute sa force.
Pour autant, il est bon d’avoir connaissance de ces informations. Car, à ceux qui voudraient vraiment essayer de saisir les tenants et les aboutissants du travail de Marc Ducret, il faut conseiller l’écoute et la réécoute des trois volumes sortis chez Ayler Records (“Tower, vol. 1” et “Tower, vol. 2” de 2011, ainsi que le récent “Tower, vol. 4” en guitare solo) sur lesquels ont été gravées l’intégralité de ces pièces. Une bonne partie du travail du guitariste repose sur l’élaboration de renvois entre ses morceaux. Des transformations, transpositions, juxtapositions et superpositions engendrent ainsi une sensation de « déjà entendu [reliant] entre eux des morceaux pourtant bien différenciés », comme le précise Marc Ducret dans sa note de concert. Il faut donc une écoute très attentive pour en apprécier toute la saveur. Alors qu’il s’est appuyé sur sa connaissance profonde de l’art de Nabokov, on peut alors penser aussi aux étourdissants travaux de Georges Pérec, autant qu’aux énigmes musicales les plus célèbres (Bach, Elgar, Alban Berg…). Il paraît dès lors bien illusoire de chercher à décrire en quelques lignes les multiples irisations, les stratégies élaborées par Marc Ducret pour exciter les nerfs autant que les neurones de ses auditeurs. Dès lors, pourquoi ne pas entrer dans la danse et fournir quelques pistes d’écoute personnelles aux futurs heureux auditeurs des concerts à venir – mais d’une façon peut-être plus explicite ?
Matthias Mahler et Marc Ducret (Alexis Persigan caché)
L’une des réussites de Marc Ducret consiste à ne pas céder à la tentation du moment : celle de l’éclectisme affiché. Alors même qu’il s’inspire manifestement de modèles aussi variés que les chanteurs pop-folk, le rock ou la musique contemporaine, la musique de Marc Ducret ne renvoie qu’à elle-même. Aucune trace d’imitation, encore moins de zapping stylistique ou d’épigonisme ; à peine quelques sensations d’appétence émergent-elles au cours du concert, à travers ces sonorités de cloches ou tel passage dans Real Thing #3 (combinaison sonore piano/guitare/vibraphone) où l’on perçoit quelque chose du Sur incises de Boulez.
Autre tour de force : alors que toutes les combinaisons instrumentales semblaient avoir été imaginées, la formation de Marc Ducret présente une sonorité unique qui fonctionne parfaitement. Cela parce que chaque musicien est un maître de son instrument. Si l’ensemble des interventions pourraient être relevées, soulignons seulement la prestation admirable d’énergie et de précision de Fred Gastard au saxophone basse, celle très imaginative et jouissive d’Alexis Persigan, celle de Dominique Pifarély en ouverture de concert, à la fois lyrique et grinçante à souhait, ou encore la performance des deux batteurs, très différents, mais magnifiquement complémentaires – Peter Bruun d’une finesse rare, et Tom Rainey éblouissant de groove et d’imagination. Parmi les passages en collectif, le public de Nevers se souviendra sans doute de ceux à trois trombones, de ces nappes sonores en tutti voluptueusement dissonantes, et des savoureuses étrangetés de Sylvain Lemettre. Quant au maître d’œuvre, inutile de dire à quel point il a été égal à lui-même : brillant de mille feux.
Fred Gastard, Matthias Mahler et Marc Ducret
« Il existe des moyens dégradants d’émouvoir ». Ces mots de Schoenberg, Marc Ducret semble les avoir adoptés comme une règle d’or a contrario. Car la musique du projet « Tower » est tout sauf aguicheuse. Elle est parfois râpeuse, âpre, complexe, propre à désorienter, comme elle favorise l’exaltation, la jubilation, le plaisir de faire vibrer le corps sans ménager le cerveau. Pour l’exprimer d’une formule, Marc Ducret ne prend pas ses auditeurs pour des idiots. Ça change, ça change !!
Par bonheur, les caméras d’Arte WebLive et de Mezzo ont capté le concert.
P.S. : Un moment magique parmi d’autres : Solo de Tim Berne ; au milieu de son improvisation, il entonne une note dans l’extrême grave de son alto ; la note résonne de manière curieuse dans la salle, le son semblant rebond
ir et se prolonger avant de mourir rapidement ; Tim Berne « bloque » alors sur cette production sonore, ne jouant plus que cette seule note en dessous de l’ostinato exécuté par Marc Ducret et deux ou trois musiciens. Résultat énigmatique, envoûtant, prenant !!
Tim Berne et Dominique Pifarély
Prochains concerts : mercredi 14/11, Dijon, Théâtre des Feuillants ; jeudi 15/11 : Strasbourg, Jazzdor ; vendredi 16/11 : Reims Jazz Festival ; dimanche 18/11 : Marcq en Baroeul (Festival Jazz en Nord) ; mardi 20/11 : Limoges (Festival Eclats d’Email Jazz) ; mercredi 21/11 : Nantes, Salle Paul Fort.
Quintet Real Thing #1, samedi 17/11 à Paris, Radio France
« L’Amérique »
Pierre Baux (comédien), Vincent Courtois (vlle).
Mercredi 14 novembre 2012, D’Jazz Nevers Festival, Maison de la Culture (salle Lauberty), Nevers (58), 12h00.
Une écriture, celle de Raymond Carver, restituée par Pierre Baux, une photographie de Gregory Crewdson fouillée dans ses moindres recoins tout au long de la représentation (par zooms et dézooms successifs), et la musique en partie improvisée de Vincent Courtois : voici les ingrédients d’un moment artistique qui ne laisse pas de marbre.
Pour raconter l’Amérique, Pierre Baux a cette fois choisi deux textes de Carver (que nous ne révélerons pas, mais qui résonnent de manière tout à fait singulière en cette période de crise) qu’il fait vivre sur scène de façon sobre mais sentie.
Et pour faire bonne mesure, la question de la relation texte/musique n’a pas été traitée par-dessus la jambe, bien au contraire. La partie musicale de Vincent Courtois, qui passe alternativement du bruitisme au lyrisme le plus absolu, en passant par des phases énigmatiques ou carrément folk, est en effet un très précis contrepoint au texte écrit. Un travail remarquable sur le débit rythmique se joue par exemple entre le comédien et le musicien ; puis c’est un écho aux hauteurs du langage parlé auquel se livre Vincent Courtois.
A un autre niveau d’écoute, on perçoit combien la musique ne se contente pas de commenter l’action (même s’il y a quelques passages figuralistes pour illustrer la vitesse de la voiture ou les craquements d’un plancher) ; elle est bien plus le reflet psychologique du débat intérieur du personnage principal, de la confusion de ses sentiments, les sons disant ce que les mots n’expriment pas. A sa manière, Vincent Courtois perpétue ce que Leos Janacek avait initié dans son quatuor à cordes « La Sonate à Kreutzer ».
Au final, un spectacle fort, notamment par l’interaction constante des différentes formes d’expression artistique. Le public de Nevers ne s’y est pas trompé, ovationnant les deux protagonistes avec chaleur.
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En accueillant le Tower Bridge de Marc Ducret (la réunion de ses trois groupes nommés « Real Thing »), les organisateurs du festival de D’jazz Nevers Festival n’ont pas seulement offert à leur public la possibilité d’écouter l’une des musiques les plus excitantes de ces dernières années, ils ont également fait acte historique. Par la richesse du projet « Tower », Marc Ducret marque en effet d’une empreinte essentielle l’histoire de la musique créative européenne, comme cette interprétation nivernaise a pu le confirmer.
La littérature est encore présente, mais de manière plus explicite, dans le spectacle très émouvant que le comédien Pierre Baux et Vincent Courtois ont donné le lendemain midi.
Tower Bridge de Marc Ducret
Dominique Pifarély (vl), Kasper Tranberg (tp), Fidel Fourneyron, Matthias Mahler, Alexis Persigan (tb), Tim Berne (as), Fred Gastard (sax basse), Marc Ducret (g), Antonin Rayon (p), Peter Bruun, Tom Rainey (dm), Sylvain Lemetre (perc).
Mardi 13 novembre 2012, D’jazz Nevers Festival, Maison de la Culture de Nevers (salle Philippe Genty), Nevers (58), 21h00.
Le Tower Bridge de Marc Ducret
Les visiteurs du blog de Jazz Magazine/Jazzman n’apprécient pas tous que le rapporteur d’un concert dévoile le répertoire d’un artiste en tournée. Ils ne veulent parfois recevoir que des effluves d’une prestation précédant celle à laquelle ils vont bientôt se rendre, manière d’échauffer un peu plus l’ardeur d’un désir proche de son assouvissement. Dans le cas de Marc Ducret, nulle frustration à craindre en révélant le titre des pièces interprétées par son Tower Bridge. Car indiquer que la première partie est composée de Sur l’électricité et de Real Thing #3, et que la seconde donne à entendre Softly Her Tower Crumbled in the Sweet Silent Sun puis les Real Things #2 et #1, c’est en réalité ne rien préciser ou presque. La musique est à ce point changeante, les mécanismes à l’œuvre s’apparentent tellement à un organisme en mutation que chaque concert est un moment unique qui ne ressemble à aucun autre – et l’image galvaudée retrouve ici toute sa force.
Pour autant, il est bon d’avoir connaissance de ces informations. Car, à ceux qui voudraient vraiment essayer de saisir les tenants et les aboutissants du travail de Marc Ducret, il faut conseiller l’écoute et la réécoute des trois volumes sortis chez Ayler Records (“Tower, vol. 1” et “Tower, vol. 2” de 2011, ainsi que le récent “Tower, vol. 4” en guitare solo) sur lesquels ont été gravées l’intégralité de ces pièces. Une bonne partie du travail du guitariste repose sur l’élaboration de renvois entre ses morceaux. Des transformations, transpositions, juxtapositions et superpositions engendrent ainsi une sensation de « déjà entendu [reliant] entre eux des morceaux pourtant bien différenciés », comme le précise Marc Ducret dans sa note de concert. Il faut donc une écoute très attentive pour en apprécier toute la saveur. Alors qu’il s’est appuyé sur sa connaissance profonde de l’art de Nabokov, on peut alors penser aussi aux étourdissants travaux de Georges Pérec, autant qu’aux énigmes musicales les plus célèbres (Bach, Elgar, Alban Berg…). Il paraît dès lors bien illusoire de chercher à décrire en quelques lignes les multiples irisations, les stratégies élaborées par Marc Ducret pour exciter les nerfs autant que les neurones de ses auditeurs. Dès lors, pourquoi ne pas entrer dans la danse et fournir quelques pistes d’écoute personnelles aux futurs heureux auditeurs des concerts à venir – mais d’une façon peut-être plus explicite ?
Matthias Mahler et Marc Ducret (Alexis Persigan caché)
L’une des réussites de Marc Ducret consiste à ne pas céder à la tentation du moment : celle de l’éclectisme affiché. Alors même qu’il s’inspire manifestement de modèles aussi variés que les chanteurs pop-folk, le rock ou la musique contemporaine, la musique de Marc Ducret ne renvoie qu’à elle-même. Aucune trace d’imitation, encore moins de zapping stylistique ou d’épigonisme ; à peine quelques sensations d’appétence émergent-elles au cours du concert, à travers ces sonorités de cloches ou tel passage dans Real Thing #3 (combinaison sonore piano/guitare/vibraphone) où l’on perçoit quelque chose du Sur incises de Boulez.
Autre tour de force : alors que toutes les combinaisons instrumentales semblaient avoir été imaginées, la formation de Marc Ducret présente une sonorité unique qui fonctionne parfaitement. Cela parce que chaque musicien est un maître de son instrument. Si l’ensemble des interventions pourraient être relevées, soulignons seulement la prestation admirable d’énergie et de précision de Fred Gastard au saxophone basse, celle très imaginative et jouissive d’Alexis Persigan, celle de Dominique Pifarély en ouverture de concert, à la fois lyrique et grinçante à souhait, ou encore la performance des deux batteurs, très différents, mais magnifiquement complémentaires – Peter Bruun d’une finesse rare, et Tom Rainey éblouissant de groove et d’imagination. Parmi les passages en collectif, le public de Nevers se souviendra sans doute de ceux à trois trombones, de ces nappes sonores en tutti voluptueusement dissonantes, et des savoureuses étrangetés de Sylvain Lemettre. Quant au maître d’œuvre, inutile de dire à quel point il a été égal à lui-même : brillant de mille feux.
Fred Gastard, Matthias Mahler et Marc Ducret
« Il existe des moyens dégradants d’émouvoir ». Ces mots de Schoenberg, Marc Ducret semble les avoir adoptés comme une règle d’or a contrario. Car la musique du projet « Tower » est tout sauf aguicheuse. Elle est parfois râpeuse, âpre, complexe, propre à désorienter, comme elle favorise l’exaltation, la jubilation, le plaisir de faire vibrer le corps sans ménager le cerveau. Pour l’exprimer d’une formule, Marc Ducret ne prend pas ses auditeurs pour des idiots. Ça change, ça change !!
Par bonheur, les caméras d’Arte WebLive et de Mezzo ont capté le concert.
P.S. : Un moment magique parmi d’autres : Solo de Tim Berne ; au milieu de son improvisation, il entonne une note dans l’extrême grave de son alto ; la note résonne de manière curieuse dans la salle, le son semblant rebond
ir et se prolonger avant de mourir rapidement ; Tim Berne « bloque » alors sur cette production sonore, ne jouant plus que cette seule note en dessous de l’ostinato exécuté par Marc Ducret et deux ou trois musiciens. Résultat énigmatique, envoûtant, prenant !!
Tim Berne et Dominique Pifarély
Prochains concerts : mercredi 14/11, Dijon, Théâtre des Feuillants ; jeudi 15/11 : Strasbourg, Jazzdor ; vendredi 16/11 : Reims Jazz Festival ; dimanche 18/11 : Marcq en Baroeul (Festival Jazz en Nord) ; mardi 20/11 : Limoges (Festival Eclats d’Email Jazz) ; mercredi 21/11 : Nantes, Salle Paul Fort.
Quintet Real Thing #1, samedi 17/11 à Paris, Radio France
« L’Amérique »
Pierre Baux (comédien), Vincent Courtois (vlle).
Mercredi 14 novembre 2012, D’Jazz Nevers Festival, Maison de la Culture (salle Lauberty), Nevers (58), 12h00.
Une écriture, celle de Raymond Carver, restituée par Pierre Baux, une photographie de Gregory Crewdson fouillée dans ses moindres recoins tout au long de la représentation (par zooms et dézooms successifs), et la musique en partie improvisée de Vincent Courtois : voici les ingrédients d’un moment artistique qui ne laisse pas de marbre.
Pour raconter l’Amérique, Pierre Baux a cette fois choisi deux textes de Carver (que nous ne révélerons pas, mais qui résonnent de manière tout à fait singulière en cette période de crise) qu’il fait vivre sur scène de façon sobre mais sentie.
Et pour faire bonne mesure, la question de la relation texte/musique n’a pas été traitée par-dessus la jambe, bien au contraire. La partie musicale de Vincent Courtois, qui passe alternativement du bruitisme au lyrisme le plus absolu, en passant par des phases énigmatiques ou carrément folk, est en effet un très précis contrepoint au texte écrit. Un travail remarquable sur le débit rythmique se joue par exemple entre le comédien et le musicien ; puis c’est un écho aux hauteurs du langage parlé auquel se livre Vincent Courtois.
A un autre niveau d’écoute, on perçoit combien la musique ne se contente pas de commenter l’action (même s’il y a quelques passages figuralistes pour illustrer la vitesse de la voiture ou les craquements d’un plancher) ; elle est bien plus le reflet psychologique du débat intérieur du personnage principal, de la confusion de ses sentiments, les sons disant ce que les mots n’expriment pas. A sa manière, Vincent Courtois perpétue ce que Leos Janacek avait initié dans son quatuor à cordes « La Sonate à Kreutzer ».
Au final, un spectacle fort, notamment par l’interaction constante des différentes formes d’expression artistique. Le public de Nevers ne s’y est pas trompé, ovationnant les deux protagonistes avec chaleur.
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En accueillant le Tower Bridge de Marc Ducret (la réunion de ses trois groupes nommés « Real Thing »), les organisateurs du festival de D’jazz Nevers Festival n’ont pas seulement offert à leur public la possibilité d’écouter l’une des musiques les plus excitantes de ces dernières années, ils ont également fait acte historique. Par la richesse du projet « Tower », Marc Ducret marque en effet d’une empreinte essentielle l’histoire de la musique créative européenne, comme cette interprétation nivernaise a pu le confirmer.
La littérature est encore présente, mais de manière plus explicite, dans le spectacle très émouvant que le comédien Pierre Baux et Vincent Courtois ont donné le lendemain midi.
Tower Bridge de Marc Ducret
Dominique Pifarély (vl), Kasper Tranberg (tp), Fidel Fourneyron, Matthias Mahler, Alexis Persigan (tb), Tim Berne (as), Fred Gastard (sax basse), Marc Ducret (g), Antonin Rayon (p), Peter Bruun, Tom Rainey (dm), Sylvain Lemetre (perc).
Mardi 13 novembre 2012, D’jazz Nevers Festival, Maison de la Culture de Nevers (salle Philippe Genty), Nevers (58), 21h00.
Le Tower Bridge de Marc Ducret
Les visiteurs du blog de Jazz Magazine/Jazzman n’apprécient pas tous que le rapporteur d’un concert dévoile le répertoire d’un artiste en tournée. Ils ne veulent parfois recevoir que des effluves d’une prestation précédant celle à laquelle ils vont bientôt se rendre, manière d’échauffer un peu plus l’ardeur d’un désir proche de son assouvissement. Dans le cas de Marc Ducret, nulle frustration à craindre en révélant le titre des pièces interprétées par son Tower Bridge. Car indiquer que la première partie est composée de Sur l’électricité et de Real Thing #3, et que la seconde donne à entendre Softly Her Tower Crumbled in the Sweet Silent Sun puis les Real Things #2 et #1, c’est en réalité ne rien préciser ou presque. La musique est à ce point changeante, les mécanismes à l’œuvre s’apparentent tellement à un organisme en mutation que chaque concert est un moment unique qui ne ressemble à aucun autre – et l’image galvaudée retrouve ici toute sa force.
Pour autant, il est bon d’avoir connaissance de ces informations. Car, à ceux qui voudraient vraiment essayer de saisir les tenants et les aboutissants du travail de Marc Ducret, il faut conseiller l’écoute et la réécoute des trois volumes sortis chez Ayler Records (“Tower, vol. 1” et “Tower, vol. 2” de 2011, ainsi que le récent “Tower, vol. 4” en guitare solo) sur lesquels ont été gravées l’intégralité de ces pièces. Une bonne partie du travail du guitariste repose sur l’élaboration de renvois entre ses morceaux. Des transformations, transpositions, juxtapositions et superpositions engendrent ainsi une sensation de « déjà entendu [reliant] entre eux des morceaux pourtant bien différenciés », comme le précise Marc Ducret dans sa note de concert. Il faut donc une écoute très attentive pour en apprécier toute la saveur. Alors qu’il s’est appuyé sur sa connaissance profonde de l’art de Nabokov, on peut alors penser aussi aux étourdissants travaux de Georges Pérec, autant qu’aux énigmes musicales les plus célèbres (Bach, Elgar, Alban Berg…). Il paraît dès lors bien illusoire de chercher à décrire en quelques lignes les multiples irisations, les stratégies élaborées par Marc Ducret pour exciter les nerfs autant que les neurones de ses auditeurs. Dès lors, pourquoi ne pas entrer dans la danse et fournir quelques pistes d’écoute personnelles aux futurs heureux auditeurs des concerts à venir – mais d’une façon peut-être plus explicite ?
Matthias Mahler et Marc Ducret (Alexis Persigan caché)
L’une des réussites de Marc Ducret consiste à ne pas céder à la tentation du moment : celle de l’éclectisme affiché. Alors même qu’il s’inspire manifestement de modèles aussi variés que les chanteurs pop-folk, le rock ou la musique contemporaine, la musique de Marc Ducret ne renvoie qu’à elle-même. Aucune trace d’imitation, encore moins de zapping stylistique ou d’épigonisme ; à peine quelques sensations d’appétence émergent-elles au cours du concert, à travers ces sonorités de cloches ou tel passage dans Real Thing #3 (combinaison sonore piano/guitare/vibraphone) où l’on perçoit quelque chose du Sur incises de Boulez.
Autre tour de force : alors que toutes les combinaisons instrumentales semblaient avoir été imaginées, la formation de Marc Ducret présente une sonorité unique qui fonctionne parfaitement. Cela parce que chaque musicien est un maître de son instrument. Si l’ensemble des interventions pourraient être relevées, soulignons seulement la prestation admirable d’énergie et de précision de Fred Gastard au saxophone basse, celle très imaginative et jouissive d’Alexis Persigan, celle de Dominique Pifarély en ouverture de concert, à la fois lyrique et grinçante à souhait, ou encore la performance des deux batteurs, très différents, mais magnifiquement complémentaires – Peter Bruun d’une finesse rare, et Tom Rainey éblouissant de groove et d’imagination. Parmi les passages en collectif, le public de Nevers se souviendra sans doute de ceux à trois trombones, de ces nappes sonores en tutti voluptueusement dissonantes, et des savoureuses étrangetés de Sylvain Lemettre. Quant au maître d’œuvre, inutile de dire à quel point il a été égal à lui-même : brillant de mille feux.
Fred Gastard, Matthias Mahler et Marc Ducret
« Il existe des moyens dégradants d’émouvoir ». Ces mots de Schoenberg, Marc Ducret semble les avoir adoptés comme une règle d’or a contrario. Car la musique du projet « Tower » est tout sauf aguicheuse. Elle est parfois râpeuse, âpre, complexe, propre à désorienter, comme elle favorise l’exaltation, la jubilation, le plaisir de faire vibrer le corps sans ménager le cerveau. Pour l’exprimer d’une formule, Marc Ducret ne prend pas ses auditeurs pour des idiots. Ça change, ça change !!
Par bonheur, les caméras d’Arte WebLive et de Mezzo ont capté le concert.
P.S. : Un moment magique parmi d’autres : Solo de Tim Berne ; au milieu de son improvisation, il entonne une note dans l’extrême grave de son alto ; la note résonne de manière curieuse dans la salle, le son semblant rebond
ir et se prolonger avant de mourir rapidement ; Tim Berne « bloque » alors sur cette production sonore, ne jouant plus que cette seule note en dessous de l’ostinato exécuté par Marc Ducret et deux ou trois musiciens. Résultat énigmatique, envoûtant, prenant !!
Tim Berne et Dominique Pifarély
Prochains concerts : mercredi 14/11, Dijon, Théâtre des Feuillants ; jeudi 15/11 : Strasbourg, Jazzdor ; vendredi 16/11 : Reims Jazz Festival ; dimanche 18/11 : Marcq en Baroeul (Festival Jazz en Nord) ; mardi 20/11 : Limoges (Festival Eclats d’Email Jazz) ; mercredi 21/11 : Nantes, Salle Paul Fort.
Quintet Real Thing #1, samedi 17/11 à Paris, Radio France
« L’Amérique »
Pierre Baux (comédien), Vincent Courtois (vlle).
Mercredi 14 novembre 2012, D’Jazz Nevers Festival, Maison de la Culture (salle Lauberty), Nevers (58), 12h00.
Une écriture, celle de Raymond Carver, restituée par Pierre Baux, une photographie de Gregory Crewdson fouillée dans ses moindres recoins tout au long de la représentation (par zooms et dézooms successifs), et la musique en partie improvisée de Vincent Courtois : voici les ingrédients d’un moment artistique qui ne laisse pas de marbre.
Pour raconter l’Amérique, Pierre Baux a cette fois choisi deux textes de Carver (que nous ne révélerons pas, mais qui résonnent de manière tout à fait singulière en cette période de crise) qu’il fait vivre sur scène de façon sobre mais sentie.
Et pour faire bonne mesure, la question de la relation texte/musique n’a pas été traitée par-dessus la jambe, bien au contraire. La partie musicale de Vincent Courtois, qui passe alternativement du bruitisme au lyrisme le plus absolu, en passant par des phases énigmatiques ou carrément folk, est en effet un très précis contrepoint au texte écrit. Un travail remarquable sur le débit rythmique se joue par exemple entre le comédien et le musicien ; puis c’est un écho aux hauteurs du langage parlé auquel se livre Vincent Courtois.
A un autre niveau d’écoute, on perçoit combien la musique ne se contente pas de commenter l’action (même s’il y a quelques passages figuralistes pour illustrer la vitesse de la voiture ou les craquements d’un plancher) ; elle est bien plus le reflet psychologique du débat intérieur du personnage principal, de la confusion de ses sentiments, les sons disant ce que les mots n’expriment pas. A sa manière, Vincent Courtois perpétue ce que Leos Janacek avait initié dans son quatuor à cordes « La Sonate à Kreutzer ».
Au final, un spectacle fort, notamment par l’interaction constante des différentes formes d’expression artistique. Le public de Nevers ne s’y est pas trompé, ovationnant les deux protagonistes avec chaleur.
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En accueillant le Tower Bridge de Marc Ducret (la réunion de ses trois groupes nommés « Real Thing »), les organisateurs du festival de D’jazz Nevers Festival n’ont pas seulement offert à leur public la possibilité d’écouter l’une des musiques les plus excitantes de ces dernières années, ils ont également fait acte historique. Par la richesse du projet « Tower », Marc Ducret marque en effet d’une empreinte essentielle l’histoire de la musique créative européenne, comme cette interprétation nivernaise a pu le confirmer.
La littérature est encore présente, mais de manière plus explicite, dans le spectacle très émouvant que le comédien Pierre Baux et Vincent Courtois ont donné le lendemain midi.
Tower Bridge de Marc Ducret
Dominique Pifarély (vl), Kasper Tranberg (tp), Fidel Fourneyron, Matthias Mahler, Alexis Persigan (tb), Tim Berne (as), Fred Gastard (sax basse), Marc Ducret (g), Antonin Rayon (p), Peter Bruun, Tom Rainey (dm), Sylvain Lemetre (perc).
Mardi 13 novembre 2012, D’jazz Nevers Festival, Maison de la Culture de Nevers (salle Philippe Genty), Nevers (58), 21h00.
Le Tower Bridge de Marc Ducret
Les visiteurs du blog de Jazz Magazine/Jazzman n’apprécient pas tous que le rapporteur d’un concert dévoile le répertoire d’un artiste en tournée. Ils ne veulent parfois recevoir que des effluves d’une prestation précédant celle à laquelle ils vont bientôt se rendre, manière d’échauffer un peu plus l’ardeur d’un désir proche de son assouvissement. Dans le cas de Marc Ducret, nulle frustration à craindre en révélant le titre des pièces interprétées par son Tower Bridge. Car indiquer que la première partie est composée de Sur l’électricité et de Real Thing #3, et que la seconde donne à entendre Softly Her Tower Crumbled in the Sweet Silent Sun puis les Real Things #2 et #1, c’est en réalité ne rien préciser ou presque. La musique est à ce point changeante, les mécanismes à l’œuvre s’apparentent tellement à un organisme en mutation que chaque concert est un moment unique qui ne ressemble à aucun autre – et l’image galvaudée retrouve ici toute sa force.
Pour autant, il est bon d’avoir connaissance de ces informations. Car, à ceux qui voudraient vraiment essayer de saisir les tenants et les aboutissants du travail de Marc Ducret, il faut conseiller l’écoute et la réécoute des trois volumes sortis chez Ayler Records (“Tower, vol. 1” et “Tower, vol. 2” de 2011, ainsi que le récent “Tower, vol. 4” en guitare solo) sur lesquels ont été gravées l’intégralité de ces pièces. Une bonne partie du travail du guitariste repose sur l’élaboration de renvois entre ses morceaux. Des transformations, transpositions, juxtapositions et superpositions engendrent ainsi une sensation de « déjà entendu [reliant] entre eux des morceaux pourtant bien différenciés », comme le précise Marc Ducret dans sa note de concert. Il faut donc une écoute très attentive pour en apprécier toute la saveur. Alors qu’il s’est appuyé sur sa connaissance profonde de l’art de Nabokov, on peut alors penser aussi aux étourdissants travaux de Georges Pérec, autant qu’aux énigmes musicales les plus célèbres (Bach, Elgar, Alban Berg…). Il paraît dès lors bien illusoire de chercher à décrire en quelques lignes les multiples irisations, les stratégies élaborées par Marc Ducret pour exciter les nerfs autant que les neurones de ses auditeurs. Dès lors, pourquoi ne pas entrer dans la danse et fournir quelques pistes d’écoute personnelles aux futurs heureux auditeurs des concerts à venir – mais d’une façon peut-être plus explicite ?
Matthias Mahler et Marc Ducret (Alexis Persigan caché)
L’une des réussites de Marc Ducret consiste à ne pas céder à la tentation du moment : celle de l’éclectisme affiché. Alors même qu’il s’inspire manifestement de modèles aussi variés que les chanteurs pop-folk, le rock ou la musique contemporaine, la musique de Marc Ducret ne renvoie qu’à elle-même. Aucune trace d’imitation, encore moins de zapping stylistique ou d’épigonisme ; à peine quelques sensations d’appétence émergent-elles au cours du concert, à travers ces sonorités de cloches ou tel passage dans Real Thing #3 (combinaison sonore piano/guitare/vibraphone) où l’on perçoit quelque chose du Sur incises de Boulez.
Autre tour de force : alors que toutes les combinaisons instrumentales semblaient avoir été imaginées, la formation de Marc Ducret présente une sonorité unique qui fonctionne parfaitement. Cela parce que chaque musicien est un maître de son instrument. Si l’ensemble des interventions pourraient être relevées, soulignons seulement la prestation admirable d’énergie et de précision de Fred Gastard au saxophone basse, celle très imaginative et jouissive d’Alexis Persigan, celle de Dominique Pifarély en ouverture de concert, à la fois lyrique et grinçante à souhait, ou encore la performance des deux batteurs, très différents, mais magnifiquement complémentaires – Peter Bruun d’une finesse rare, et Tom Rainey éblouissant de groove et d’imagination. Parmi les passages en collectif, le public de Nevers se souviendra sans doute de ceux à trois trombones, de ces nappes sonores en tutti voluptueusement dissonantes, et des savoureuses étrangetés de Sylvain Lemettre. Quant au maître d’œuvre, inutile de dire à quel point il a été égal à lui-même : brillant de mille feux.
Fred Gastard, Matthias Mahler et Marc Ducret
« Il existe des moyens dégradants d’émouvoir ». Ces mots de Schoenberg, Marc Ducret semble les avoir adoptés comme une règle d’or a contrario. Car la musique du projet « Tower » est tout sauf aguicheuse. Elle est parfois râpeuse, âpre, complexe, propre à désorienter, comme elle favorise l’exaltation, la jubilation, le plaisir de faire vibrer le corps sans ménager le cerveau. Pour l’exprimer d’une formule, Marc Ducret ne prend pas ses auditeurs pour des idiots. Ça change, ça change !!
Par bonheur, les caméras d’Arte WebLive et de Mezzo ont capté le concert.
P.S. : Un moment magique parmi d’autres : Solo de Tim Berne ; au milieu de son improvisation, il entonne une note dans l’extrême grave de son alto ; la note résonne de manière curieuse dans la salle, le son semblant rebond
ir et se prolonger avant de mourir rapidement ; Tim Berne « bloque » alors sur cette production sonore, ne jouant plus que cette seule note en dessous de l’ostinato exécuté par Marc Ducret et deux ou trois musiciens. Résultat énigmatique, envoûtant, prenant !!
Tim Berne et Dominique Pifarély
Prochains concerts : mercredi 14/11, Dijon, Théâtre des Feuillants ; jeudi 15/11 : Strasbourg, Jazzdor ; vendredi 16/11 : Reims Jazz Festival ; dimanche 18/11 : Marcq en Baroeul (Festival Jazz en Nord) ; mardi 20/11 : Limoges (Festival Eclats d’Email Jazz) ; mercredi 21/11 : Nantes, Salle Paul Fort.
Quintet Real Thing #1, samedi 17/11 à Paris, Radio France
« L’Amérique »
Pierre Baux (comédien), Vincent Courtois (vlle).
Mercredi 14 novembre 2012, D’Jazz Nevers Festival, Maison de la Culture (salle Lauberty), Nevers (58), 12h00.
Une écriture, celle de Raymond Carver, restituée par Pierre Baux, une photographie de Gregory Crewdson fouillée dans ses moindres recoins tout au long de la représentation (par zooms et dézooms successifs), et la musique en partie improvisée de Vincent Courtois : voici les ingrédients d’un moment artistique qui ne laisse pas de marbre.
Pour raconter l’Amérique, Pierre Baux a cette fois choisi deux textes de Carver (que nous ne révélerons pas, mais qui résonnent de manière tout à fait singulière en cette période de crise) qu’il fait vivre sur scène de façon sobre mais sentie.
Et pour faire bonne mesure, la question de la relation texte/musique n’a pas été traitée par-dessus la jambe, bien au contraire. La partie musicale de Vincent Courtois, qui passe alternativement du bruitisme au lyrisme le plus absolu, en passant par des phases énigmatiques ou carrément folk, est en effet un très précis contrepoint au texte écrit. Un travail remarquable sur le débit rythmique se joue par exemple entre le comédien et le musicien ; puis c’est un écho aux hauteurs du langage parlé auquel se livre Vincent Courtois.
A un autre niveau d’écoute, on perçoit combien la musique ne se contente pas de commenter l’action (même s’il y a quelques passages figuralistes pour illustrer la vitesse de la voiture ou les craquements d’un plancher) ; elle est bien plus le reflet psychologique du débat intérieur du personnage principal, de la confusion de ses sentiments, les sons disant ce que les mots n’expriment pas. A sa manière, Vincent Courtois perpétue ce que Leos Janacek avait initié dans son quatuor à cordes « La Sonate à Kreutzer ».
Au final, un spectacle fort, notamment par l’interaction constante des différentes formes d’expression artistique. Le public de Nevers ne s’y est pas trompé, ovationnant les deux protagonistes avec chaleur.