Tremplin jazz d’Avignon : un palmarès serré
Ces 3 et 4 août, se tenait le 31ème Tremplin Jazz d’Avignon, autour duquel s’est développé au fil des années l’Avignon Jazz Festival, cette année réduit à un concert d’Émile Parisien donné ce soir 5 août ans au cloître des Carmes.
Avec un bonheur inégalé, partagé avec le public et les candidats de ce tremplin (qu’ils repartent les mains vides ou dotés d’un prix européen), le jury se retrouve chaque année dans cet écrin de pierre à l’acoustique idéale pour cet esprit de proximité qu’ont perdu les grands festivals. Ici, pas d’écrans, pas de sono surdimensionnée, mais ce son du jazz que l’on peut toucher du doigt porté par cet esprit de convivialité qu’entretient une communauté de bénévoles fidèles et passionnés en dépit de la dureté des temps qui a menacé à plusieurs reprises l’identité de la manifestation, voire son existence.
Cette année, élus par un jury de pré-selection, quatre groupes venus de France plus un groupe belge et un groupe néerlandais se sont succédés sur scène, des formations témoignant d’ailleurs d’un cosmopolitisme plus large, avec des individualités venant de / ou passées par l’Espagne, l’Italie, la Suisse et même la Corée du Sud. Un programme équilibré d’artistes aux alentours de la trentaine, des profils aguerris, pour beaucoup déjà enseignants, une carrière déjà sur rails, signe de cette dureté de notre époque peu attentive aux musiques instrumentales, l’abstraction musicale non bankable (c’est bien vos trompettes et vos saxes, mais c’est un peu excluant, non ? Où est la chanteuse ? Où sont les paroles ? Où est le refrain ? Un peu comme si l’on osait dire aux artistes plasticiens, c’est bien vos trucs, mais ça ne représente quoi ? Un siècle et plus après Avec l’Arc noir de Kandinsky !). Et de courir les concours faute de concert. Pour l’amateur et le jazz critic, ces concours et ces tremplins restent, avec la fréquentation des petits lieux du jazz, d’authentiques occasions de découvertes.
Le 3 août : première soirée
Ça a commencé par une très élégante introduction de ténor a capella à laquelle fit écho la coda ténor-guitare conclusive de la prestation du Peaks Quartet, formation venue du Sud-Ouest dirigée par le saxophoniste Florian Marques. Entre les deux, un élégant programme dédié à David Lynch, un bassiste, Mathieu Scala qui sut, quoique remplaçant, maintenir un bon niveau d’interaction avec le batteur Corentin Rio dont les solos s’avérèrent bien calibrés, plus un guitariste prometteur, Florent Souchet.
Même configuration pour le groupe belge qui leur fit suite, Mojo Jojo, quartette emmené par le contrebassiste et compositeur Emmanuel Van Mieghen. Avec d’emblée le sentiment d’un son original et d’un onirisme qui nous fit nous demander si l’évocation de l’univers de David Lynch ne se trouvait pas plutôt là. Un jeu très collectif servi par une rythmique souple (le tandem du leader avec le batteur Umberto Odone), dynamique, vivante, et si l’on oublia un peu le ténor Warren Van Putte, c’est probablement parce qu’il participait pleinement à ce son de groupe, d’ailleurs dominé par un formidable guitariste, Roeland Celis (quelque part entre le John Abercrombie de “Gateway” et Allan Holdsworth), d’une épatante présence, peut-être si proéminent parce qu’il remplaçait là Yuxiang Zhang, guitariste cofondateur de ce qui fut d’abord un trio. Final très rock and roll (et totalement original) avec ce titre aux allures de clin d’œil : Another Day in the Life.
La soirée se termina par une tellurique trépidation des gradins qui salua la fin de prestation du duo A+B, soit Simon Riou (sax alto), Sebastian Sarasa (sax baryton, sax alto). Et le jury, s’il n’était pas tenu par un devoir de réserve aurait pu se joindre à cette manifestation d’enthousiasme qui nous fit penser que l’on tenait peut-être là un prix du public très inattendu, vu l’austérité de la formule. Mais 30 ans d’existence, ça vous forge un vrai public, effet auquel n’est d’ailleurs pas étranger l’action historique en Avignon de Jean-Paul Ricard à la tête de l’Ajmi avant que d’avoir accompagné ce tremplin sur ses fonds baptismaux. Austère, ce duo A+B ? Sur le papier, certes, mais de la première note à la dernière, ce duo « né de la curiosité réciproque pour la différence que l’un découvre et entend chez l’autre » (un art de la ligne claire chez Riou, en très gros entre Art Pepper, Ornette Coleman, Marcel Mule et les saxophonistes des Balkans; un gros son groovy chez Sarasa, truffé de techniques issues de sa fréquentation de la musique contemporaine et des musiques du monde) nous a embarqué en évitant tous les pièges du “Je te fais un groove, tu me fais un solo”, tant la mobilité des parties est grande, la césure inattendue et invisible entre l’improvisé et l’écrit (aussi dense qu’abondant), tant la distance avec les emprunts ou évocations “ethniques” est maligne, tant la technicité de la phrase et du son est stupéfiante, tant la polyrythmie très africaine est riche, tant la polyphonie est troublante, avec certains moments où jouant sur de grands écarts de registre, Sarasa nous donnait à entendre une troisième voix ! Et pour ne rien gâcher, un sens de la scène et la présentation orale qui n’est peut-être pas étranger à l’implication de Sarasa dans le monde du théâtre.
Le 4 août
Début de soirée dans l’élégance : la pianiste sud-coréenne Miran Noh a rassemblé un quintette cosmopolite à la sortie de ses études à l’école Codarts de Rotterdam et d’autres établissements du Pays-Bas : Daniel Clason (trompette), Claudio Jr de Rosa (sax ténor), Patricia Mancheno (contrebasse), Auke de Vries (batterie). Une belle écriture orchestrale, servie notamment par une contrebasse souple et vigoureuse, que l’on aurait aimé servie de manière plus inattendue, notamment avec un phrasé de piano moins guindé.
Au sein de l’Ugo Diaz Quartet, Alexandre Cahen nous a réconcilié avec le piano par un jeu plus mobile, plus imprévisible. Belle rythmique au sein de laquelle Louis Cahen (batterie) se voit offrir une réplique de haute autorité par Vladimir Torres du haut de ses 25 ans de carrière qui inciteront le jury à mettre le contrebassiste hors concours. Hugo Diaz (sax soprano) a des manières à la Émile Parisien, c’est dire qu’il peut captiver. De discrets effets électroniques nous parurent superflus sans toutefois altérer la qualité de la musique.
La surprise de la soirée, ce fut l’apparition de Delphine Deau (du Nefertiti Quartet) en duo avec Axel Nouveau, soit Cosmic Key. Un duo de piano ? Plutôt un quatre mains orchestrées, soit vingt doigts qui sonnent parfois comme virevoltant du piano, le plus souvent préparé – patafix et pinces à linge –, au synthé analogique Sequential Take 5, en passant par un Moog, une boîte à rythmes Roland et un metallophone intratonal permettant d’introduire de la micro-tonalité dans une musique techno basée sur des séquences électro en référence avouée à l’ancêtre du genre dans les années 1970, Giorgio Moroder. C’est brillamment envoyé, assez amusant, avec des interventions de piano très excitantes, mais la perplexité nous accompagnera jusqu’à la salle de délibération quant à la place de cette prestation dans une telle compétition.
Le palmarès
On faillit à en venir aux mains, on hésita, pour nous départager, à appeler le grand absent de ce jury, Pascal Anquetil retenu par une longue convalescence. Mais c’est avec stupéfaction que l’on vit les plus inattendus d’entre nous, eux-mêmes pas les moins stupéfaits, soutenir la prestation de Cosmic Key. Le Président du jury – le pianiste et organisateur Stéphane Kochoyan – sut s’interposer, calmer les esprits, nous appeler à la raison, et une fois le prix du public connu, nous entraina vers la scène pour la proclamation.
Pendant que nous délibérions, la jam session battait son plein et lorsque nous nous approchâmes de la scène, Axel Nouveau de Cosmic Key était au piano, donnant la réplique à Sébastien Sarasa (sax soprano) et Louis Cahen (batterie). Ils avaient l’air de redescendre doucement d’un long voyage auquel on aurait bien aimé assister. Mais l’heure était au verdict, proclamé par le Président Kochoyan :
Prix du public : Hugo Diaz Quartet.
Prix de composition : Emanuel Van Mieghem (qui rappela que ses compositions n’auraient pu exister sans la complicité de son groupe Mojo Jojo).
Prix de soliste (évidemment ex-aequo) : Simon Riou et Sebastian Sarasa du duo A+B (qui nous confièrent leur CD autoproduit et fort bien titré “Dédale”).
Prix de groupe (couronné par un enregistrement au studio La Buissonne et une première partie lors de la prochaine édition de l’Avignon Jazz Festival : le duo Cosmic Key, un peu surpris d’un tel succès avec un projet qui n’en était encore qu’à son coup d’essai (avec toutefois la ferme intention de poursuivre cette direction et toucher enfin un public debout). Mention spéciale très officieuse pour les chaussures dorées.
Ce soir, en première partie du sextette d’Émile Parisien (en VF, la meilleure, avec Yoann Loustalot, Roberto Negro, Manu Codjia, Florent Nisse et Gautier Garrigue, et dans les conditions d’écoute incomparables du cloître des Carmes), plus en première partie le trio du saxophoniste Matthias Van den Brande qui avait séduit le jury l’an passé. Franck Bergerot