Tremplin Jazz d’Avignon : victoire du Shems Bendali Quintet
Après une première soirée décevante que sauva le très jeune pianiste Nathan Mollet (Prix du Public), on trouva matière à débattre entre l’inattendu Salomea Quartet de la chanteuse Rebekka Ziegler, le Daniel Tamayo 5tet (dont le saxophoniste Yaroslav Likachev remporta un prix de soliste) et le Shems Bendali Quintet (Grand Prix, dont le leader et trompettiste remporta le Prix de composition).
L’apparition de Rebekka Ziegler , bondissante et extravertie sur une chanson qui n’en méritait pas tant, irrita d’emblée, quoique la façon dont ses musiciens s’emparèrent de la scène, avant même que la chanteuse n’ait eu le temps d’atteindre son micro, révéla une formation formidablement rodée, convaincue, avec une écriture orchestrale qui vit le clavier Yannis Anft, le bassiste Oliver Lutz, le batteur Leif Berger et la chanteuse elle-même recourir à l’électronique avec une virtuosité, une gaîté, un humour et une maîtrise de leur sujet assez stupéfiante. Tant et si bien que, si l’irritation persista chez certains auditeurs, l’intérêt des autres grandit pour ce projet ambitieux, ces formes longues aux détours jamais attendus, ces textes hélas assez peu discernables passant de la mélodie chantée à un mélange de déclamation, de sprachgesang et de spoken word sortant tout à fait de l’ordinaire. Avec néanmoins, chez les plus intéressés d’entre nous des réserves sur l’agaçante et maladroite chorégraphie, les fragilités de l’intonation vocale et des faiblesses dans l’écriture, non pas orchestrale, mais des compositions elles-mêmes (dimension mélodique et architecturale) sauvées par la perspicacité des arrangements.
Ce qui fait que l’attribution du Grand prix se joua entre le Daniel Tamayo Quintet du guitariste Daniel Tamayo Gòmez et le Shems Bendali Quintet dirigé par un trompettiste déjà salué dans ces pages à l’occasion de sa participation au tremplin du festival JazzContreBand, et dans notre numéro de juin à propos de son disque autoproduit “Choukheads” . Au Bendali Quintet, une perfection individuelle et collective, une classe, que certains prirent pour de la froideur et une absence d’émotion, préférant la fraîcheur d’inspiration et l’engagement du Tamayo Quintet digne d’être encouragée par un tremplin. Cette fraîcheur étant, à mon avis, au prix d’un certain manque de cohésion, d’un son collectif brouillon, d’une absence de direction… comme si le groupe était tiraillé entre différentes options, la plus convaincante à mon sens s’incarnant du côté du saxophoniste russe Yaroslav Likachev (qui emporta le prix du meilleur instrumentiste) et du pianiste Moritz Preisler, tantôt en duo, tantôt entourés d’une belle rythmique animée par le contrebassiste Conrad Noll et le batteur Simon Braümer. Tant est si bien que, doutant de la durabilité de ce quintette, il m’aurait semblé hasardeux de parier pour lui en 2020 sur un concert de première partie au prochain festival et des séances d’enregistrement au Studio La Buissonne sensés récompenser le Grand Prix.
C’est donc le Shems Bendali Quintet qui l’emporte. Absence d’émotion ? Froideur ? On peut comprendre le grief. Tout est sous contrôle dans cette musique, jusque dans les dérapages de timbre du trompettiste sur d’étonnant mélismes moyen-orientaux, et l’on pourrait souhaiter désormais voir le groupe travailler un peu plus le lâcher prise. Mais au terme de froideur, peut se substituer ceux de cohésion et d’intériorité, avec une “spiritualité” qui n’a rien à voir avec ce qui sert aujourd’hui de cache-misère au jazz contemporain dit “spirituel”. En trois pièces rondement menées, le quintette nous a emmené dans une longue suite sur des harmonies splendides s’exprimant dès l’introduction dans le voicing trompette-saxophone (Arthur Donnot)-piano (Andrew Audiger), puis une ballade Anima imprégnée de philosophie et poésie soufie et, pour finir, un Mad Train dans la grande tradition bravache du hard bop revisité, propulsé par la plus belle rythmique du tremplin (Yves Marcotte à la contrebasse, Marton Kiss à la batterie). Mais ce sont moins les ombres d’Art Blakey et Horace Silver qui planent sur cette musique que celles de Miles Davis et Ambrose Akinmusire, avec des couleurs dans les arrangements qui évoquaient hier à Jean-Paul Ricard l’art coloriste de Gil Evans.
Et Nathan Mollet ? Avec un mélange d’assurance scénique et de candeur, il a emporté l’adhésion du public qui lui a décerné son Prix du public. Le jury n’y a pas été non plus indifférent. Ce jeune pianiste de quinze ans, chez qui j’ai entendu du Chick Corea et beaucoup de Brad Mehldau, a un bel avenir devant lui, le temps de diversifier une écriture et des modes de jeux un peu systématiques, mais déjà très ambitieux, de multiplier les expériences avec différentes rythmiques et de s’affranchir d’un père auquel il doit son amour du jazz (le contrebassiste Dominique Mollet), de prendre quelques gadins et de connaître quelques bonheurs, comme celui de jouer avec Elvire Jouve, qui aura été la révélation de ce tremplin. Franck Bergerot (photos X. Deher)