Triptyque ou l’héritage de Jacques Pellen
Hier 28 mai, à la salle des fêtes de Langonnet, pour la seconde journée du festival Le Plancher du Monde organisé par La Grande Boutique, les frères Molard recréaient, en version élargie, le trio Triptyque qu’ils partageaient dans les années 1990 avec le guitariste Jacques Pellen.
Jacques Pellen est mort du covid le 21 avril 2020, tout juste âgé de 63 ans. Il avait grandi avec trois passions musicales : la musique classique, le jazz et la musique bretonne qu’il pratiqua sur le terrain, dans les festnoz. La première fois que son nom m’est parvenu, c’est lorsque m’a été confié – pour chronique dans la rubrique jazz du Monde de la musique – son premier album intitulé “Jacques Pellen” enregistré en décembre 1988. Son nom en gros caractères était suivi de ceux des membres de son quartette : Kenny Wheeler (trompette), Riccardo Del Fra (contrebasse) et Peter Gritz (batterie). D’emblée un Choc pour reprendre la nomenclature créée par Le Monde de la Musique. Il n’en reste hélas sur les plateformes que le poignant I Can Get No Sleep que, les yeux fermés, on croirait emprunté à la partie nordique du catalogue ECM. Suivraient quatre ans plus tard quasiment coup sur coup “Celtic Procession” – le même quartette augmenté d’Éric Barret (sax ténor), Patrick Molard (uillean pipe et biniou kozh), Jacky Molard (violon) et Gildas Boclé (2ème contrebasse) – et “Tryptique” avec les seuls frères Molard, Patrick complétant son pupitre d’une flûte traversière irlandaise et remplaçant le uilleann pipe par les cornemuses écossaise et bulgare, Jacky ajoutant à son violon, mandoline et guitare synthé, composant par ailleurs la plupart des titres arrangés par Jacques Pellen.
Après un hommage à celui-ci rendu lors du dernier festival de Malguénac par ses derniers compagnons de route (Sylvain Barou, Étienne Calac et Karim Ziad) plus Nguyên Lê, les frères Mollard ont voulu, quant à eux, repartir du répertoire de Tryptique en élargissant la formule trio à un quintette. Avec l’autorité qu’on lui connaissait dans le groupe Offshore qui l’associait à Pellen avant sa mort, Sylvain Barou reprend le pupitre de flûte autrefois tenu par Patrick Molard et prend sa part de cet espace onirique autrefois déployé par la guitare de Jacques Pellen. Les six cordes de ce dernier sont désormais remplacées par les cinq doubles cordes du cistre de Ronan Pellen (neveu de Jacques) qui fournit une motricité nouvelle. La contrebasse Hélène Labarrière joue sur ces deux tableaux de l’espace et de la motricité. Grande cohérence acoustique, belle répartition des timbres et des rôles, le cistre renforçant l’identité irlandaise induise par la flûte et par le violon, jusqu’à l’emprunt à Andy Irvine* de Time Will Cure Me. Certes d’autres références circulent : l’Écosse, la Galice, les Balkans, l’Arménie, l’Inde du Nord.
Et la Bretagne ? Elle est présente lorsque Patrick Molard rend hommage au sonneur Herri Léon, délaisse le bagpipe écossais pour le biniou kozh ou annonce un air du pays vannetais dont Jacques Pellen aimait particulièrement le répertoire de mélodies. Du temps de la Celtic Procession, il avait offert à Riccardo Del Fra d’improviser sur une poignant air lent du Pays de Baud, Deit Hui Genein, que le guitariste reprendrait en duo avec Éric Barret (“Quiet Place”, 2013). Et je me souviens que cet air avait été pour quelques-uns d’entre nous une sorte de “sonate de Vinteuil”. Cette fois-ci, par un solo très engagé, Hélène Labarrière introduit une autre mélodie originaire de la même sous-région (Languidic plutôt que Baud, me précise un voisin fort averti, 15km séparant les deux bourgs). De manière générale, ces airs lents, de même que Maro Song, sorte de requiem composé par Pellen (voir son duo de 1995 avec Riccardo Del Fra “Sorserez” ainsi que le duo avec Éric Barret signalé plus haut) fait respirer le répertoire du groupe, patine la brillance de cette identité irlandaise associée à des gestes rythmiques qui tendent parfois à corseter l’improvisation et à fermer l’espace.
« Et le jazz dans tout ça ? » demanderont les habitués de ce blog ? On l’évoquera avec la reprise de la composition du batteur Paul Motian, It Should’ve Happened a Long Time Ago (sur l’album du même nom avec Joe Lovano et Bill Frisell, ECM, 1984) que Jacques Pellen avait déjà introduit au répertoire de Tryptique il y a trente ans. Si le jazz imprègne le discours polyglotte de Jacky Molard, il est la “langue maternelle” d’Hélène Labarrière, un jazz contemporain qui connaît mille façons de faire swinguer, faire groover, harmoniser, faire respirer, donner du poids et mettre en apesanteur. Et lorsque cette mélodie du pays vannetais paraît sur les instruments de ses comparses, sa manière de pétrir le support rythmico-harmonique qu’elle leur propose les propulse tout comme elle les fait entrer en ascension. Pour terminer un tel week end, quoi de tel ?!
Standing ovation, rappel et pour finir Jacky Molard balance son Plinn de la mort, authentique tuerie qu’on a déjà entendu jouée par le groupe “Entre les terres” avec François Corneloup Catherine Delaunay et Vincent Courtois. Et l’on se dit que ce Triptyque connaît un nouvel et beau départ. Franck Bergerot (photo © X. Deher)
* Chanteur de Planxty, groupe central du revival irlandais du tournant des années 1970, Andy Irvine introduisit le bouzouki, et généralisa l’usage des luths à doubles cordes (mandoline et mandole) dans la musique irlandaise.