Umbria Jazz (V), Pérouse, Ombrie, Italie. 16 juillet.
Je n’attendais pas grand-chose de Theo Croker, ayant entendu son premier disque et vu de lui deux ou trois choses oubliables sur le net. Beaucoup de visuel (dreadlocks, peintures faciales…) pour peu de musique, tel était mon verdict : provisoire, impartial et sans appel, comme d’hab’.
Teatro Morlacchi : Theo Croker ; Ben van Gelder/Reinier Baas/Han Bennink – Arena Santa Giuliana : Robert Glasper ; Cassandra Wilson.
Arrivé au Teatro Morlacchi vers 17 heures, avec le retard qu’excuse une bonne sieste, qu’explique la chaleur, que justifie l’horaire, les yeux encore englués de sommeil mais les oreilles alertes, je fus percuté par un solo de basse monumental, en ouverture d’un morceau qui commençait. Diantre : voilà qui augurait bien de la suite ! Et de fait le groupe du trompettiste est fort convaincant: soudé, compétent, gorgé d’énergie… Le problème, c’est le leader, dont la sonorité de trompette confine parfois au pénible et révèle un manque de personnalité patent. Sans parler de son jeu sans grand relief ni de sa faible capacité à choruser de façon inventive. Quant à ses compositions, leur ténuité thématique fait peine à entendre. Tout le monde ne peut pas s’improviser leader et encore moins compositeur. On a beau avoir eu un grand-père célèbre (Doc Cheatham), on ne se lance pas sans armes dans l’arène d’une musique séculaire, truffée de tueurs bardés de pistons et d’embouchures. On lit ici où là que Theo Croker a choisi un cursus parsemé de contacts avec des « légendes vivantes » plutôt qu’avec de véritables professeurs. Classique mythologie du don ou des gènes bienveillants qui — tels les petits nains de la montagne de notre enfance — « la nuit font toute la besogne pendant que dorment les bergers ». Mais, en l’occurrence, le don se réduit à quelques chromosomes essoufflés, et les nains sont restés dans leur grotte, près des cimes. Résultat : un fourre-tout de jazz plus ou moins définissable et par là-même consensuel aux oreilles de qui n’a guère de point de comparaison. Un peu de funk, deux pincées de Stevie Wonder, une rasade de hard bop, le tout saupoudré de pas mal de tradition, et roulez jeunesse ! Au moment où je m’éclipse, Croker fait chanter au public un « Yeah Yeah Yeah Yeah… » sur l’air du « The Creator Has A Master Plan » de Pharoah Sanders (sans le citer). Tradition et facilité sont les deux mamelles de la démagogie. « O tempora ! O mores ! » (« Ô temps ! Ô mœurs », pour ceux à qui l’on n’a pas infligé « La guerre des Gaules » dans le texte à douze ans), aurait gémit celui qui, voici deux mille ans, était assis à ma place sur une borne romaine.
Croyez-le ou pas, à l’Arena Santa Giuliana, la moitié des sièges sont vides quelques minutes avant le début du concert de Robert Glasper suivi de Cassandra Wilson ! Deux soirs de plein — dont un d’archi-plein — pour des « stars », puis le quasi-vide pour deux artistes confirmés dont on peut attendre le meilleur ! C’est ça un public de festival de jazz ? Heureusement, une arrivée massive de retardataires rétablira au dernier moment un certain équilibre, et Mr. Glasper comme Miss Wilson n’auront pas la déception de jouer devant une salle trop clairsemée. Le premier débute par un thème de Prince, tout en tendresse et en nuances, comme s’il se produisait dans une salle de plus petite dimension que cette scène à ciel ouvert. Choix judicieux, qui force l’auditoire à tendre l’oreille. Et de fait le public Italien, habituellement assez bruyant en plein air, est tout-ouïe face à l’interaction de ce trio acoustique qui mérite amplement une écoute attentive. Car ici, pas de clichés rebattus ni de recherche aride : une pulsation ferme maintenue par la basse de Vicente Archer, un drumming foisonnant sans jamais se faire envahissant chez Damion Reid et, au milieu, les deux mains de Robert Glasper qui conjuguent drive et lyrisme, ménagent de fréquentes surprises rythmiques au niveau du phrasé, se lancent dans des fulgurances à couper le souffle, cultivent la nuance au point de vous nouer la gorge au détour d’un voicing de toute beauté, ré-enchantent « Stella by Starlight » ou « Body & Soul »… Bref, ce trio fait naître la magie et, même sous la menace, je ne consentirai à le comparer (ni à le placer cinq étages au-dessus) d’aucune autre formation similaire que j’aurais pu entendre la veille dans un théâtre proche. Ca, jamais !
Pour Cassandra Wilson, c’est le groupe qui installe l’ambiance — un groove lent, souple et pesant — avant que la chanteuse ne vienne poser les paroles de « Don’t Explain » sur la musique, de sa voix lente, souple, pesante. On est d’emblée embarqué dans son hommage à Billie Holiday qui, on le sent, aura du poids (c’était le sens de mon « pesant », répété plus haut). Car Miss Wilson n’est pas là pour afficher sa garde-robe ni gesticuler pour la galerie. Elle est ici pour nous emmener loin dans sa vision du répertoire de Lady Day. D’ailleurs Dianna Reeves — qui est venue s’asseoir à côté de moi sur un des canapés du backstage — s’apprête à ne pas manquer une minute de la prestation de sa consoeur. Peu à peu l’ambiance se charge de rythmes et de sonorités rock (sur « Crazy, He Calls Me », par exemple) et l’on sent qu’une partie de l’art de cette formation consistera à varier les climats, faisant alterner le lent et le vivace avec toujours cette même énergie posée et tranquille (« laid back », disent les Américains) qui sous-tend les rythmes enlevés comme les ballades. La chanteuse — tignasse blonde ondulée et magnifique robe argentée — est en grande forme, souriante voire espiègle sur un « O Sole Mio » (qu’à ma connaissance Billie ne chanta jamais) qui, traité à sa façon, ne dépare nullement au milieu du répertoire de sa dédicataire. Puis grave et concentrée sur « These Foolish Things »…
Et dire qu’il faut quitter ce concert intense et beau pour aller voir au Morlacchi un trio hollandais featuring Han Bennink, 80 ans, et pour la première fois sur scène à Umbria Jazz (décidément, la proportion d’Européens devient presque inquiétante). En tout cas ils ont intérêt à être bons, ces trois-là, car la vie de critique de jazz arpentant Pérouse de bas en haut et de haut en bas — quelle que soit l’efficacité des quelques escaliers mécaniques — est proprement insupportable. Disons-le sans ambages : aucune bête au monde ne supporterait cela !
Et ils sont bons ! Ca se sent dès les premiers coups de cymbales d’Han Bennink, qui se met à l’ouvrage avant même que le guitariste n’ait branché son instrument. Un trio batave et atypique, on a déjà entendu ça. Mais un batteur historique qui s’acoquine avec deux jeunots, voilà qui est plus rare. De la « chair fraîche », on en a vu pas mal au Morlacchi ces dernières 24 heures (suivez mon regard ou, mieux, lisez mes articles) mais une telle fraîcheur, tous âges confondus, ça non. Et sur le plan de l’interaction, de l’énergie utilisée intelligemment, de la richesse thématique… ce sont bien ces gail
lards — qui ont formé leur groupe en-dessous du niveau de la mer (d’où nous sommes tous issus, je le rappelle, mais où certains sont restés à brouter le plancton) à l’abri des digues légendaires, dans un pays de grands navigateurs, de peintres immenses et de liberté séculaire… Ce sont bien ces gaillards — disais-je — qui remportent la palme, le masque et le tuba. Soyons sérieux : ils sont épatants, que ce soit sur leur répertoire ouvert et constamment swinguant ou sur des standards tels que « Wigwise » (du Duke), « Body & Soul » ou « Monk’s Dream ». Le guitariste (Rainier Baas) possède un time impeccable, une grande science des accords et supplée aisément l’absence de bassiste. Le sax alto (Ben van Gelder), certes encore un peu vert, déploie un son moelleux et tonique en diable, et a déjà tout ce qu’il faut pour évoluer vers les sommets. Quant à Bennink, égal à lui-même, il manie les balais tout en douceur ou met le feu aux poudres, parsème les mélodies et les grooves de coups de cymbales retentissants et de roulements de toms tonitruants sans jamais tirer la couverture à lui. Où voit-on ailleurs un batteur de cet âge, dans une forme olympique, s’associer à part égale avec deux gamins aussi talentueux ? Thierry Quénum
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Je n’attendais pas grand-chose de Theo Croker, ayant entendu son premier disque et vu de lui deux ou trois choses oubliables sur le net. Beaucoup de visuel (dreadlocks, peintures faciales…) pour peu de musique, tel était mon verdict : provisoire, impartial et sans appel, comme d’hab’.
Teatro Morlacchi : Theo Croker ; Ben van Gelder/Reinier Baas/Han Bennink – Arena Santa Giuliana : Robert Glasper ; Cassandra Wilson.
Arrivé au Teatro Morlacchi vers 17 heures, avec le retard qu’excuse une bonne sieste, qu’explique la chaleur, que justifie l’horaire, les yeux encore englués de sommeil mais les oreilles alertes, je fus percuté par un solo de basse monumental, en ouverture d’un morceau qui commençait. Diantre : voilà qui augurait bien de la suite ! Et de fait le groupe du trompettiste est fort convaincant: soudé, compétent, gorgé d’énergie… Le problème, c’est le leader, dont la sonorité de trompette confine parfois au pénible et révèle un manque de personnalité patent. Sans parler de son jeu sans grand relief ni de sa faible capacité à choruser de façon inventive. Quant à ses compositions, leur ténuité thématique fait peine à entendre. Tout le monde ne peut pas s’improviser leader et encore moins compositeur. On a beau avoir eu un grand-père célèbre (Doc Cheatham), on ne se lance pas sans armes dans l’arène d’une musique séculaire, truffée de tueurs bardés de pistons et d’embouchures. On lit ici où là que Theo Croker a choisi un cursus parsemé de contacts avec des « légendes vivantes » plutôt qu’avec de véritables professeurs. Classique mythologie du don ou des gènes bienveillants qui — tels les petits nains de la montagne de notre enfance — « la nuit font toute la besogne pendant que dorment les bergers ». Mais, en l’occurrence, le don se réduit à quelques chromosomes essoufflés, et les nains sont restés dans leur grotte, près des cimes. Résultat : un fourre-tout de jazz plus ou moins définissable et par là-même consensuel aux oreilles de qui n’a guère de point de comparaison. Un peu de funk, deux pincées de Stevie Wonder, une rasade de hard bop, le tout saupoudré de pas mal de tradition, et roulez jeunesse ! Au moment où je m’éclipse, Croker fait chanter au public un « Yeah Yeah Yeah Yeah… » sur l’air du « The Creator Has A Master Plan » de Pharoah Sanders (sans le citer). Tradition et facilité sont les deux mamelles de la démagogie. « O tempora ! O mores ! » (« Ô temps ! Ô mœurs », pour ceux à qui l’on n’a pas infligé « La guerre des Gaules » dans le texte à douze ans), aurait gémit celui qui, voici deux mille ans, était assis à ma place sur une borne romaine.
Croyez-le ou pas, à l’Arena Santa Giuliana, la moitié des sièges sont vides quelques minutes avant le début du concert de Robert Glasper suivi de Cassandra Wilson ! Deux soirs de plein — dont un d’archi-plein — pour des « stars », puis le quasi-vide pour deux artistes confirmés dont on peut attendre le meilleur ! C’est ça un public de festival de jazz ? Heureusement, une arrivée massive de retardataires rétablira au dernier moment un certain équilibre, et Mr. Glasper comme Miss Wilson n’auront pas la déception de jouer devant une salle trop clairsemée. Le premier débute par un thème de Prince, tout en tendresse et en nuances, comme s’il se produisait dans une salle de plus petite dimension que cette scène à ciel ouvert. Choix judicieux, qui force l’auditoire à tendre l’oreille. Et de fait le public Italien, habituellement assez bruyant en plein air, est tout-ouïe face à l’interaction de ce trio acoustique qui mérite amplement une écoute attentive. Car ici, pas de clichés rebattus ni de recherche aride : une pulsation ferme maintenue par la basse de Vicente Archer, un drumming foisonnant sans jamais se faire envahissant chez Damion Reid et, au milieu, les deux mains de Robert Glasper qui conjuguent drive et lyrisme, ménagent de fréquentes surprises rythmiques au niveau du phrasé, se lancent dans des fulgurances à couper le souffle, cultivent la nuance au point de vous nouer la gorge au détour d’un voicing de toute beauté, ré-enchantent « Stella by Starlight » ou « Body & Soul »… Bref, ce trio fait naître la magie et, même sous la menace, je ne consentirai à le comparer (ni à le placer cinq étages au-dessus) d’aucune autre formation similaire que j’aurais pu entendre la veille dans un théâtre proche. Ca, jamais !
Pour Cassandra Wilson, c’est le groupe qui installe l’ambiance — un groove lent, souple et pesant — avant que la chanteuse ne vienne poser les paroles de « Don’t Explain » sur la musique, de sa voix lente, souple, pesante. On est d’emblée embarqué dans son hommage à Billie Holiday qui, on le sent, aura du poids (c’était le sens de mon « pesant », répété plus haut). Car Miss Wilson n’est pas là pour afficher sa garde-robe ni gesticuler pour la galerie. Elle est ici pour nous emmener loin dans sa vision du répertoire de Lady Day. D’ailleurs Dianna Reeves — qui est venue s’asseoir à côté de moi sur un des canapés du backstage — s’apprête à ne pas manquer une minute de la prestation de sa consoeur. Peu à peu l’ambiance se charge de rythmes et de sonorités rock (sur « Crazy, He Calls Me », par exemple) et l’on sent qu’une partie de l’art de cette formation consistera à varier les climats, faisant alterner le lent et le vivace avec toujours cette même énergie posée et tranquille (« laid back », disent les Américains) qui sous-tend les rythmes enlevés comme les ballades. La chanteuse — tignasse blonde ondulée et magnifique robe argentée — est en grande forme, souriante voire espiègle sur un « O Sole Mio » (qu’à ma connaissance Billie ne chanta jamais) qui, traité à sa façon, ne dépare nullement au milieu du répertoire de sa dédicataire. Puis grave et concentrée sur « These Foolish Things »…
Et dire qu’il faut quitter ce concert intense et beau pour aller voir au Morlacchi un trio hollandais featuring Han Bennink, 80 ans, et pour la première fois sur scène à Umbria Jazz (décidément, la proportion d’Européens devient presque inquiétante). En tout cas ils ont intérêt à être bons, ces trois-là, car la vie de critique de jazz arpentant Pérouse de bas en haut et de haut en bas — quelle que soit l’efficacité des quelques escaliers mécaniques — est proprement insupportable. Disons-le sans ambages : aucune bête au monde ne supporterait cela !
Et ils sont bons ! Ca se sent dès les premiers coups de cymbales d’Han Bennink, qui se met à l’ouvrage avant même que le guitariste n’ait branché son instrument. Un trio batave et atypique, on a déjà entendu ça. Mais un batteur historique qui s’acoquine avec deux jeunots, voilà qui est plus rare. De la « chair fraîche », on en a vu pas mal au Morlacchi ces dernières 24 heures (suivez mon regard ou, mieux, lisez mes articles) mais une telle fraîcheur, tous âges confondus, ça non. Et sur le plan de l’interaction, de l’énergie utilisée intelligemment, de la richesse thématique… ce sont bien ces gail
lards — qui ont formé leur groupe en-dessous du niveau de la mer (d’où nous sommes tous issus, je le rappelle, mais où certains sont restés à brouter le plancton) à l’abri des digues légendaires, dans un pays de grands navigateurs, de peintres immenses et de liberté séculaire… Ce sont bien ces gaillards — disais-je — qui remportent la palme, le masque et le tuba. Soyons sérieux : ils sont épatants, que ce soit sur leur répertoire ouvert et constamment swinguant ou sur des standards tels que « Wigwise » (du Duke), « Body & Soul » ou « Monk’s Dream ». Le guitariste (Rainier Baas) possède un time impeccable, une grande science des accords et supplée aisément l’absence de bassiste. Le sax alto (Ben van Gelder), certes encore un peu vert, déploie un son moelleux et tonique en diable, et a déjà tout ce qu’il faut pour évoluer vers les sommets. Quant à Bennink, égal à lui-même, il manie les balais tout en douceur ou met le feu aux poudres, parsème les mélodies et les grooves de coups de cymbales retentissants et de roulements de toms tonitruants sans jamais tirer la couverture à lui. Où voit-on ailleurs un batteur de cet âge, dans une forme olympique, s’associer à part égale avec deux gamins aussi talentueux ? Thierry Quénum
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Je n’attendais pas grand-chose de Theo Croker, ayant entendu son premier disque et vu de lui deux ou trois choses oubliables sur le net. Beaucoup de visuel (dreadlocks, peintures faciales…) pour peu de musique, tel était mon verdict : provisoire, impartial et sans appel, comme d’hab’.
Teatro Morlacchi : Theo Croker ; Ben van Gelder/Reinier Baas/Han Bennink – Arena Santa Giuliana : Robert Glasper ; Cassandra Wilson.
Arrivé au Teatro Morlacchi vers 17 heures, avec le retard qu’excuse une bonne sieste, qu’explique la chaleur, que justifie l’horaire, les yeux encore englués de sommeil mais les oreilles alertes, je fus percuté par un solo de basse monumental, en ouverture d’un morceau qui commençait. Diantre : voilà qui augurait bien de la suite ! Et de fait le groupe du trompettiste est fort convaincant: soudé, compétent, gorgé d’énergie… Le problème, c’est le leader, dont la sonorité de trompette confine parfois au pénible et révèle un manque de personnalité patent. Sans parler de son jeu sans grand relief ni de sa faible capacité à choruser de façon inventive. Quant à ses compositions, leur ténuité thématique fait peine à entendre. Tout le monde ne peut pas s’improviser leader et encore moins compositeur. On a beau avoir eu un grand-père célèbre (Doc Cheatham), on ne se lance pas sans armes dans l’arène d’une musique séculaire, truffée de tueurs bardés de pistons et d’embouchures. On lit ici où là que Theo Croker a choisi un cursus parsemé de contacts avec des « légendes vivantes » plutôt qu’avec de véritables professeurs. Classique mythologie du don ou des gènes bienveillants qui — tels les petits nains de la montagne de notre enfance — « la nuit font toute la besogne pendant que dorment les bergers ». Mais, en l’occurrence, le don se réduit à quelques chromosomes essoufflés, et les nains sont restés dans leur grotte, près des cimes. Résultat : un fourre-tout de jazz plus ou moins définissable et par là-même consensuel aux oreilles de qui n’a guère de point de comparaison. Un peu de funk, deux pincées de Stevie Wonder, une rasade de hard bop, le tout saupoudré de pas mal de tradition, et roulez jeunesse ! Au moment où je m’éclipse, Croker fait chanter au public un « Yeah Yeah Yeah Yeah… » sur l’air du « The Creator Has A Master Plan » de Pharoah Sanders (sans le citer). Tradition et facilité sont les deux mamelles de la démagogie. « O tempora ! O mores ! » (« Ô temps ! Ô mœurs », pour ceux à qui l’on n’a pas infligé « La guerre des Gaules » dans le texte à douze ans), aurait gémit celui qui, voici deux mille ans, était assis à ma place sur une borne romaine.
Croyez-le ou pas, à l’Arena Santa Giuliana, la moitié des sièges sont vides quelques minutes avant le début du concert de Robert Glasper suivi de Cassandra Wilson ! Deux soirs de plein — dont un d’archi-plein — pour des « stars », puis le quasi-vide pour deux artistes confirmés dont on peut attendre le meilleur ! C’est ça un public de festival de jazz ? Heureusement, une arrivée massive de retardataires rétablira au dernier moment un certain équilibre, et Mr. Glasper comme Miss Wilson n’auront pas la déception de jouer devant une salle trop clairsemée. Le premier débute par un thème de Prince, tout en tendresse et en nuances, comme s’il se produisait dans une salle de plus petite dimension que cette scène à ciel ouvert. Choix judicieux, qui force l’auditoire à tendre l’oreille. Et de fait le public Italien, habituellement assez bruyant en plein air, est tout-ouïe face à l’interaction de ce trio acoustique qui mérite amplement une écoute attentive. Car ici, pas de clichés rebattus ni de recherche aride : une pulsation ferme maintenue par la basse de Vicente Archer, un drumming foisonnant sans jamais se faire envahissant chez Damion Reid et, au milieu, les deux mains de Robert Glasper qui conjuguent drive et lyrisme, ménagent de fréquentes surprises rythmiques au niveau du phrasé, se lancent dans des fulgurances à couper le souffle, cultivent la nuance au point de vous nouer la gorge au détour d’un voicing de toute beauté, ré-enchantent « Stella by Starlight » ou « Body & Soul »… Bref, ce trio fait naître la magie et, même sous la menace, je ne consentirai à le comparer (ni à le placer cinq étages au-dessus) d’aucune autre formation similaire que j’aurais pu entendre la veille dans un théâtre proche. Ca, jamais !
Pour Cassandra Wilson, c’est le groupe qui installe l’ambiance — un groove lent, souple et pesant — avant que la chanteuse ne vienne poser les paroles de « Don’t Explain » sur la musique, de sa voix lente, souple, pesante. On est d’emblée embarqué dans son hommage à Billie Holiday qui, on le sent, aura du poids (c’était le sens de mon « pesant », répété plus haut). Car Miss Wilson n’est pas là pour afficher sa garde-robe ni gesticuler pour la galerie. Elle est ici pour nous emmener loin dans sa vision du répertoire de Lady Day. D’ailleurs Dianna Reeves — qui est venue s’asseoir à côté de moi sur un des canapés du backstage — s’apprête à ne pas manquer une minute de la prestation de sa consoeur. Peu à peu l’ambiance se charge de rythmes et de sonorités rock (sur « Crazy, He Calls Me », par exemple) et l’on sent qu’une partie de l’art de cette formation consistera à varier les climats, faisant alterner le lent et le vivace avec toujours cette même énergie posée et tranquille (« laid back », disent les Américains) qui sous-tend les rythmes enlevés comme les ballades. La chanteuse — tignasse blonde ondulée et magnifique robe argentée — est en grande forme, souriante voire espiègle sur un « O Sole Mio » (qu’à ma connaissance Billie ne chanta jamais) qui, traité à sa façon, ne dépare nullement au milieu du répertoire de sa dédicataire. Puis grave et concentrée sur « These Foolish Things »…
Et dire qu’il faut quitter ce concert intense et beau pour aller voir au Morlacchi un trio hollandais featuring Han Bennink, 80 ans, et pour la première fois sur scène à Umbria Jazz (décidément, la proportion d’Européens devient presque inquiétante). En tout cas ils ont intérêt à être bons, ces trois-là, car la vie de critique de jazz arpentant Pérouse de bas en haut et de haut en bas — quelle que soit l’efficacité des quelques escaliers mécaniques — est proprement insupportable. Disons-le sans ambages : aucune bête au monde ne supporterait cela !
Et ils sont bons ! Ca se sent dès les premiers coups de cymbales d’Han Bennink, qui se met à l’ouvrage avant même que le guitariste n’ait branché son instrument. Un trio batave et atypique, on a déjà entendu ça. Mais un batteur historique qui s’acoquine avec deux jeunots, voilà qui est plus rare. De la « chair fraîche », on en a vu pas mal au Morlacchi ces dernières 24 heures (suivez mon regard ou, mieux, lisez mes articles) mais une telle fraîcheur, tous âges confondus, ça non. Et sur le plan de l’interaction, de l’énergie utilisée intelligemment, de la richesse thématique… ce sont bien ces gail
lards — qui ont formé leur groupe en-dessous du niveau de la mer (d’où nous sommes tous issus, je le rappelle, mais où certains sont restés à brouter le plancton) à l’abri des digues légendaires, dans un pays de grands navigateurs, de peintres immenses et de liberté séculaire… Ce sont bien ces gaillards — disais-je — qui remportent la palme, le masque et le tuba. Soyons sérieux : ils sont épatants, que ce soit sur leur répertoire ouvert et constamment swinguant ou sur des standards tels que « Wigwise » (du Duke), « Body & Soul » ou « Monk’s Dream ». Le guitariste (Rainier Baas) possède un time impeccable, une grande science des accords et supplée aisément l’absence de bassiste. Le sax alto (Ben van Gelder), certes encore un peu vert, déploie un son moelleux et tonique en diable, et a déjà tout ce qu’il faut pour évoluer vers les sommets. Quant à Bennink, égal à lui-même, il manie les balais tout en douceur ou met le feu aux poudres, parsème les mélodies et les grooves de coups de cymbales retentissants et de roulements de toms tonitruants sans jamais tirer la couverture à lui. Où voit-on ailleurs un batteur de cet âge, dans une forme olympique, s’associer à part égale avec deux gamins aussi talentueux ? Thierry Quénum
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Je n’attendais pas grand-chose de Theo Croker, ayant entendu son premier disque et vu de lui deux ou trois choses oubliables sur le net. Beaucoup de visuel (dreadlocks, peintures faciales…) pour peu de musique, tel était mon verdict : provisoire, impartial et sans appel, comme d’hab’.
Teatro Morlacchi : Theo Croker ; Ben van Gelder/Reinier Baas/Han Bennink – Arena Santa Giuliana : Robert Glasper ; Cassandra Wilson.
Arrivé au Teatro Morlacchi vers 17 heures, avec le retard qu’excuse une bonne sieste, qu’explique la chaleur, que justifie l’horaire, les yeux encore englués de sommeil mais les oreilles alertes, je fus percuté par un solo de basse monumental, en ouverture d’un morceau qui commençait. Diantre : voilà qui augurait bien de la suite ! Et de fait le groupe du trompettiste est fort convaincant: soudé, compétent, gorgé d’énergie… Le problème, c’est le leader, dont la sonorité de trompette confine parfois au pénible et révèle un manque de personnalité patent. Sans parler de son jeu sans grand relief ni de sa faible capacité à choruser de façon inventive. Quant à ses compositions, leur ténuité thématique fait peine à entendre. Tout le monde ne peut pas s’improviser leader et encore moins compositeur. On a beau avoir eu un grand-père célèbre (Doc Cheatham), on ne se lance pas sans armes dans l’arène d’une musique séculaire, truffée de tueurs bardés de pistons et d’embouchures. On lit ici où là que Theo Croker a choisi un cursus parsemé de contacts avec des « légendes vivantes » plutôt qu’avec de véritables professeurs. Classique mythologie du don ou des gènes bienveillants qui — tels les petits nains de la montagne de notre enfance — « la nuit font toute la besogne pendant que dorment les bergers ». Mais, en l’occurrence, le don se réduit à quelques chromosomes essoufflés, et les nains sont restés dans leur grotte, près des cimes. Résultat : un fourre-tout de jazz plus ou moins définissable et par là-même consensuel aux oreilles de qui n’a guère de point de comparaison. Un peu de funk, deux pincées de Stevie Wonder, une rasade de hard bop, le tout saupoudré de pas mal de tradition, et roulez jeunesse ! Au moment où je m’éclipse, Croker fait chanter au public un « Yeah Yeah Yeah Yeah… » sur l’air du « The Creator Has A Master Plan » de Pharoah Sanders (sans le citer). Tradition et facilité sont les deux mamelles de la démagogie. « O tempora ! O mores ! » (« Ô temps ! Ô mœurs », pour ceux à qui l’on n’a pas infligé « La guerre des Gaules » dans le texte à douze ans), aurait gémit celui qui, voici deux mille ans, était assis à ma place sur une borne romaine.
Croyez-le ou pas, à l’Arena Santa Giuliana, la moitié des sièges sont vides quelques minutes avant le début du concert de Robert Glasper suivi de Cassandra Wilson ! Deux soirs de plein — dont un d’archi-plein — pour des « stars », puis le quasi-vide pour deux artistes confirmés dont on peut attendre le meilleur ! C’est ça un public de festival de jazz ? Heureusement, une arrivée massive de retardataires rétablira au dernier moment un certain équilibre, et Mr. Glasper comme Miss Wilson n’auront pas la déception de jouer devant une salle trop clairsemée. Le premier débute par un thème de Prince, tout en tendresse et en nuances, comme s’il se produisait dans une salle de plus petite dimension que cette scène à ciel ouvert. Choix judicieux, qui force l’auditoire à tendre l’oreille. Et de fait le public Italien, habituellement assez bruyant en plein air, est tout-ouïe face à l’interaction de ce trio acoustique qui mérite amplement une écoute attentive. Car ici, pas de clichés rebattus ni de recherche aride : une pulsation ferme maintenue par la basse de Vicente Archer, un drumming foisonnant sans jamais se faire envahissant chez Damion Reid et, au milieu, les deux mains de Robert Glasper qui conjuguent drive et lyrisme, ménagent de fréquentes surprises rythmiques au niveau du phrasé, se lancent dans des fulgurances à couper le souffle, cultivent la nuance au point de vous nouer la gorge au détour d’un voicing de toute beauté, ré-enchantent « Stella by Starlight » ou « Body & Soul »… Bref, ce trio fait naître la magie et, même sous la menace, je ne consentirai à le comparer (ni à le placer cinq étages au-dessus) d’aucune autre formation similaire que j’aurais pu entendre la veille dans un théâtre proche. Ca, jamais !
Pour Cassandra Wilson, c’est le groupe qui installe l’ambiance — un groove lent, souple et pesant — avant que la chanteuse ne vienne poser les paroles de « Don’t Explain » sur la musique, de sa voix lente, souple, pesante. On est d’emblée embarqué dans son hommage à Billie Holiday qui, on le sent, aura du poids (c’était le sens de mon « pesant », répété plus haut). Car Miss Wilson n’est pas là pour afficher sa garde-robe ni gesticuler pour la galerie. Elle est ici pour nous emmener loin dans sa vision du répertoire de Lady Day. D’ailleurs Dianna Reeves — qui est venue s’asseoir à côté de moi sur un des canapés du backstage — s’apprête à ne pas manquer une minute de la prestation de sa consoeur. Peu à peu l’ambiance se charge de rythmes et de sonorités rock (sur « Crazy, He Calls Me », par exemple) et l’on sent qu’une partie de l’art de cette formation consistera à varier les climats, faisant alterner le lent et le vivace avec toujours cette même énergie posée et tranquille (« laid back », disent les Américains) qui sous-tend les rythmes enlevés comme les ballades. La chanteuse — tignasse blonde ondulée et magnifique robe argentée — est en grande forme, souriante voire espiègle sur un « O Sole Mio » (qu’à ma connaissance Billie ne chanta jamais) qui, traité à sa façon, ne dépare nullement au milieu du répertoire de sa dédicataire. Puis grave et concentrée sur « These Foolish Things »…
Et dire qu’il faut quitter ce concert intense et beau pour aller voir au Morlacchi un trio hollandais featuring Han Bennink, 80 ans, et pour la première fois sur scène à Umbria Jazz (décidément, la proportion d’Européens devient presque inquiétante). En tout cas ils ont intérêt à être bons, ces trois-là, car la vie de critique de jazz arpentant Pérouse de bas en haut et de haut en bas — quelle que soit l’efficacité des quelques escaliers mécaniques — est proprement insupportable. Disons-le sans ambages : aucune bête au monde ne supporterait cela !
Et ils sont bons ! Ca se sent dès les premiers coups de cymbales d’Han Bennink, qui se met à l’ouvrage avant même que le guitariste n’ait branché son instrument. Un trio batave et atypique, on a déjà entendu ça. Mais un batteur historique qui s’acoquine avec deux jeunots, voilà qui est plus rare. De la « chair fraîche », on en a vu pas mal au Morlacchi ces dernières 24 heures (suivez mon regard ou, mieux, lisez mes articles) mais une telle fraîcheur, tous âges confondus, ça non. Et sur le plan de l’interaction, de l’énergie utilisée intelligemment, de la richesse thématique… ce sont bien ces gail
lards — qui ont formé leur groupe en-dessous du niveau de la mer (d’où nous sommes tous issus, je le rappelle, mais où certains sont restés à brouter le plancton) à l’abri des digues légendaires, dans un pays de grands navigateurs, de peintres immenses et de liberté séculaire… Ce sont bien ces gaillards — disais-je — qui remportent la palme, le masque et le tuba. Soyons sérieux : ils sont épatants, que ce soit sur leur répertoire ouvert et constamment swinguant ou sur des standards tels que « Wigwise » (du Duke), « Body & Soul » ou « Monk’s Dream ». Le guitariste (Rainier Baas) possède un time impeccable, une grande science des accords et supplée aisément l’absence de bassiste. Le sax alto (Ben van Gelder), certes encore un peu vert, déploie un son moelleux et tonique en diable, et a déjà tout ce qu’il faut pour évoluer vers les sommets. Quant à Bennink, égal à lui-même, il manie les balais tout en douceur ou met le feu aux poudres, parsème les mélodies et les grooves de coups de cymbales retentissants et de roulements de toms tonitruants sans jamais tirer la couverture à lui. Où voit-on ailleurs un batteur de cet âge, dans une forme olympique, s’associer à part égale avec deux gamins aussi talentueux ? Thierry Quénum