Umlaut Collective: dixième anniversaire confiné!
Les 24 et 25 avril dernier, le collectif Umlaut devait fêter ses 10 ans à l’occasion de l’Umlaut Festival au Lavoir Moderne Parisien. À l’annonce de son annulation, le contrebassiste Sébastien Beliah s’est improvisé journaliste radio pour interviewer les uns et les autres sur les différents projets à l’affiche, dans un série de six podcasts sur leur UmRadio.
Umlaut est de ces collectifs dont le travail file à travers les mailles du filet de l’information et des ses supports médias. Identité mouvante se défiant de toute cristallisation esthétique, rejet des dichotomies histoire-actualité, jazz-non jazz, composition-improvisation, absence de leaders ou d’artistes vedettes – même si certains d’entre eux sont parvenus à une visibilité plus grande, telle la pianiste Eve Risser qui s’est fait connaître au sein de l’ONJ de Daniel Yvinec et Sébastien Beliah, contrebassiste du trio Un Poco Loco –, production phonographique artisanale et diffusion confidentielle, goût de l’expérience et de l’inédit défiant le discours journalistique prêt-à-porter et l’écoute domestique et divertissante à laquelle la musique est aujourd’hui sommée de se plier pour passer à l’antenne, même sur les ondes à vocation culturelle.
Et d’abord d’où sont-ils ? Car, en dépit d’une forte composante parisienne, de par l’origine de ses membres, souvent relocalisés, ou de trompeurs patronymes, le collectif semble apatride et se veut en tout cas international. Soit les Berlinois saxophoniste Florian Bergman et batteur-accordéoniste Hannes Lingens, le contrebassiste, violoncelliste et réalisateur Joel Grip difficile à localiser entre Paris, Berlin et son pays d’origine, la Suède où il organise l’Hagenfesten, le trompettiste plus sûrement suédois Niklas Barnö, les français Joris Rühl (clarinettiste et poly-instrumentiste), Karl Naegelen (compositeur), Pierre Borel et Pierre-Antoine Badaroux (saxophones), Eve Risser (piano), Sébastien Beliah (contrebasse), Antonin Gerbal (batterie), Daichi Yoshikawa (électronique). Auxquels, sans compliquer la cartographie en multipliant rapprochements, parallèles et comparaisons avec le collectif Coax ou certaines parties de la scène norvégienne représentées par le label Hubro, il faudrait énumérer une foule de sympathisants dont on retrouve les noms dans le personnel des groupes du collectif, parmi lesquels notamment la batteuse Yuko Oshima (duo Donkey Monkey avec Risser), le saxophoniste Bertrand Denzler (duo avec Gerbal), la violoniste Amaryllis Billet et le percussionniste Toma Gouband (au sein du quintette Fenêtre ovale), le pianiste Pat Thomas (au sein du trio ISM avec Grip et Gerbal), le trompettiste Axel Dörner (au sein du quartette Peeping Tom), le tromboniste Fidel Fourneyron (Un Poco Loco et Ensemble Hodos, orchestre de chambre travaillant aux frontières de la composition contemporaine et de l’improvisation), le clarinettiste et saxophoniste Antonin-Tri Hoang, les frères Dousteyssier, le pianiste Bruno Ruder et Louis Laurain brillant trompettiste et Monsieur Loyal de l’Umlaut Big Band, partie émergeante de l’iceberg, très sollicité tant pour l’écoute en concert que pour le bal.
L’implication de Pierre-Antoine Badaroux et ses amis dans l’Umlaut Big Band pourraient passer pour anecdotique ou purement lucrative vu le succès rencontré par cette formation qui s’est dévouée à certains répertoires pour big band des années 1920-1930. Ce serait faire une lourde erreur. D’une part, parce qu’ils ont fait acte de musicologie patrimoniale en se donnant les moyens de reprendre le répertoire des orchestre swing européens de l’entre-deux-guerre (le britannique Jack Hylton, le belge Lud Gluskin, le russe Alexander Tsfasman, l’espagnol Orquesta Demon…), des orchestres américains tels qu’ils se produisirent ou tel que leurs arrangements furent joués en Europe (Benny Carter, Duke Ellington, Willie Lewis, Sam Wooding, Coleman Hawkins, Freddy Johnson…) et les arrangements de Don Redman au-delà de sa période Fletcher Henderson voire, dans une projection en avant dans le temps de plusieurs décennies, les partitions d’Alexander von Schlippenbach, pionnier des musiques improvisées européennes. Mais bien plus, ils ont témoigné de leur capacité d’imprégnation et d’assimilation d’où résulte la partie innovante de leur activité musicale qui pourrait se comparer à l’exercice de la photosynthèse par les plantes vertes.
Ainsi a-t-on vu à partir de 2016, les membres de l’Umlaut Big Band, multiplier les géométries orchestrales avec différents invités pour se frotter – au fil de “Paris Jazz Series” numérotées par répertoire et accueillies au bar Le 34 de la Goutte d’or –, avec une fougue peu commune, aux répertoires anciens : Louis Armstrong Hot Seven, Bix Beiderbecke et Frank Trumbauer, Miff Mole et Red Nichols, Benny Goodman Trio, John Kirby Sextet, petites formations ellingtoniennes, Tadd Dameron Octet, Earl Bostic, Gerry Mulligan quartet ou sextet, Ernie Henry et Kenny Dorham, Manny Albam, Randy Weston, Andrew Hill Sonny Rollins et Don Cherry, Charles Tyler, Misha Mengelberg, etc.
Ces “Series” témoignent de cet esprit d’analyse et de synthèse propre à une génération surinformée par la disponibilité des sources de connaissance et donc la réduction de l’espace-temps culturel qui nous sépare des musiques du passé (et d’ailleurs), qui conduit à la formation du quartette Die HochStapler de Louis Laurain, Pierre Borel, Antonio Borghini et Hannes Lingens autour du BraxtOrnette Project, et de Peeping Tom avec Badaroux, Grip et Gerbal autour du trompettiste Axel Dörner et, paradoxalement, la musique des pianistes bebop, un genre qui est au cœur du travail d’Un Poco Loco (avec notamment “Ornithologie”, nouveauté du label Umlaut Records), comme elle donne naissance au quartette Post-K des frères Dousteyssier, du pianiste Matthieu Naulleau et du batteur Elie Duris. Autant de démarches qui ne consistent plus à rejouer un répertoire mais à s’en emparer, à se l’approprier et à le soumettre à son propre patrimoine, à le confronter à d’autres langages et d’autres pratiques plus récentes, voire à se livrer à une dissection comparative avec d’autres (notamment dans le cas de Braxtornette ou, marge d’Umlaut, le programme Ornette – Apparitions d’Antonin-Tri Hoang et son groupe Novembre, voir-écouter ci-dessous). Et de cet art de l’examen, de l’observation, de l’expérimentation biologique, chimique, qu’ils savent aussi appliquer à leurs productions originales, il résulte un mélange d’intelligence et d’audace qui mérite le détour.
D’où l’intérêt de la série d’interviews de l’UmRadio postées sur soundcloud (cliquez dans les images ci-dessous). Car, s’il ne s’agit pas de professionnels de la radio et de la communication, les interviews menés au téléphone par Sébastien Beliah nous offrent des clés sur leurs motivations et nous aident à accompagner leurs démarches de notre écoute. À l’heure où nous sommes confinés, voire désœuvrés, n’est-ce pas le moment de se rendre disponible à pareille écoute, non domestique, avec la même attention que celle dont se montre capable l’immense public capable de souffrir des heures de queue pour voir les abstractions noires et blanches d’un Soulages, lorsque “l’abstraction musicale” tend à vider les salles de concert et faire tomber l’audimat.
Antonin Gerbal commente l’évolution de Peeping Tom, du trio (“File Under Bebop”, 2009) au quartette avec l’arrivée d’Axel Dörner (“Boperation”, 2011), figure majeure de la trompette dans le domaine des musiques improvisée européennes, auquel s’ajoutèrent par la suite divers invités, notamment le pianiste britannique Pat Thomas, jusqu’au projet récent de revenir au trio avec les seuls Pierre-Antoine Badaroux et Antonin Gerbal pour cet Umlaut Festival 2020. Où l’on voit comment partant initialement de l’improvisation libre, les héritages de la batterie bop et de la batterie free sont venus sédimenter leur free music jusqu’à s’y incruster de manière de moins en moins lisible, comme des coquillages se fossilisant finissent par se fondre au calcaire.
La violoniste et chanteuse Amaryllis Billet raconte comme s’est constitué son duo Griffure avec la violoncelliste également chanteuse Eléonore Grollemund, à Clermont-Ferrand, sur le terreau traditionnel auvergnat que cette dernière pratique encore, élargi à celui de “la chanson française” avant l’acquisition d’une identité plus personnelle, reposant sur une écriture poétique relevant du folklore imaginaire, violon et violoncelle endossant des rôles inspirés de différentes traditions populaires ou / et extra-européennes, phrasé mélismatique évoquant l’Orient, improvisations modales, bourdons…
Pierre-Antoine Badaroux resitue son projet “Spelling the Alphabet – Ornette Coleman Songbook vol .2” dans son parcours de saxophoniste et d’enseignant qui l’a vu pratiquer la musique d’Ornette dans une multitude de contextes et, un beau jour, l’aborder à l’aide du sampling et du synthétiseur pour affranchir ce répertoire du phrasé d’Ornette tout en mettant en évidence sa dimension orchestrale. Démarche à laquelle il associe dans “Spelling”, outre ses claviers, la trompette de Louis Laurain, le saxophone de Pierre Borel, le violoncelle de Joel Grip, la basse électrique de Sébastien Beliah et la batterie d’Antonin Gerbal.
Karl Naegelen explique comment sa pièce Calques pour clarinette et quatuor à cordes est tirée d’un précédent concerto pour clarinette, et la façon dont il fait interagir parties orchestrales et effets multiphoniques confiés au clarinettiste Joris Rülh par des effets d’intergénération sonore en un fascinant continuum que permet l’exploitation de la respiration circulaire.
Louis Laurain et Sébastien Beliah échangent sur la place de chacun au sein de leur trio Musaeum Clausum (avec Hannes Lingens à la batterie) et examinent comment dans un contexte d’improvisation totale, le contrebassiste reste attaché à un rôle conventionnel de “basse” tout en déjouant les clichés du genre et la façon pour le cornettiste Louis Laurain d’étirer sur la durée un discours sans redite tout en en préservant la dimension lyrique et narrative.
Deux interviews en un seul podscat, le premier à quatre voix – plus celle de l’interviewer – où l’on découvre le jeu d’affinités qui a rassemblé le nouveau quartette Brique, soit la chanteuse Bianca Ianuzzi, la pianiste Eve Risser, le bassiste Luc Ex et le batteur Francesco Pastacaldi, propos illustrés par des extraits de répétition. Le second à deux voix entre Eve Risser et la batteuse Yuko Oshima sur les raisons et la nature de leurs retrouvailles au sein du duo Monkey Donkey, quoique les deux musiciennes n’aient pas cessé de se fréquenter dans d’autres contextes. Franck Bergerot