Umlaut dans tous ses états : 1ère soirée
Hier 28 avril, débutait au Shakirail (Paris 18), le 6ème Umlaut Festival, du nom du collectif transnational et transesthétique ainsi nommé. Au programme un longue trémulation électro-acoustique, un Kino-Konzert convulsif et un(e ?) « Reve parti » (faut-il circonflexer “reve” ?) qualifié de « douce secousse, transe continue, nuit mouvante ».
Le Shakirail, sorte de friche artistique livrée à la création en partenariat avec SNCF immobiler : vous quittez le métro à Max Dormoy, prenez la rue Riquet et lorsque bars et commerces de proximités se font plus rares, que la ville s’étiole en une sorte désert industriel qui s’étire vers le 19e arrondissement, juste avant l’immense pont jeté par-dessus l’écheveau du réseau ferré de l’Est, sur le trottoir de gauche, au numéro 72, dans une palissade de béton peinte en blanc et décorée d’une frise du même motif schématique en forme d’étoile souriante, osez pousser la porte blindée signalée par une enseigne cubique portant l’inscription « Le Shairail, lieu culture et solidaire », vous y êtes.
Derrière une table, un comité d’accueil vous offre gracieusement la carte d’adhérent obligatoire, vous invite à verser une participation d’un montant libre et, pour quelques pièces de monnaie, à prendre le numéro 1 du Kaléidoscoop, fanzine du Shakirail et du Collectif Curry Vavart. On y trouve également une fiche d’information sur le lieu énumérant événement culturels (expos, ciné, spectacles concerts), résidences, animations de quartier, ateliers d’artistes et de réparation de vélo, salles de répétition, bibliothèque, bureaux et jardins partagés (ruches, Amap, verger, etc.), cuisine solidaire. Muni de ces informations, on avance en surplomb des voies ferrées, longeant sur la gauche des bâtiments auxquels je n’ai guère prêté attention – sauf les cabines W.C. dont la propreté et le quasi-chic contraste avec l’impression première de friche industrielle – me frayant un chemin parmi une foule plutôt jeune (vu de mes 70 ans tout est relatif) où je peine à reconnaître quelque visage familier tant j’ai peu fréquenté cette scène alternative, assez peu relayée par la presse même spécialisée. Mais spécialisée de quoi exactement ?
Dans une salle rudimentaire de forme carrée, des rangées de chaises pliables où le public s’installe progressivement alors que les premiers remugles de trompette se font entendre. Face à Antonin Gerbal qui installe une sorte de trépidation continue de sa batterie, aux variations très progressives quasiment sans rupture, Axel Dörner, que l’on connut plus « doncherrien » auprès de Gerbal au sein de l’« ornettien » quartette Peeping Tom, privilégie le son sur la phrase. On l’en sait grand virtuose, hier sur une trompette à pistons et coulisse, équipée d’un étonnant boîtier fixé côté main gauche. Celle-ci intervient sur un ensemble de pistons (autres que ceux habituellement confiés à la droite), de molettes et de curseurs, le tout relié à un ordinateur. Le discours du trompettiste reste celui d’un virtuose de l’embouchure, du souffle (continu ou non) et de l’émission cuivrée, mais le tout retraité, malaxé, déchiqueté, débité, abrasé, brutalisé, ébréché, contusionné, déglingué, marteaupiqué, convulsionné, pulvérisé, électrocuté, par un programme informatique sur lequel l’instrumentiste garde les yeux rivés comme sur une partition, programme avec lequel lèvres, main droite et main gauche entretiennent une étrange conversation dont les échanges circulent aux quatre coins de la salle grâce à une distribution quadriphonique du son, circulation dont la batterie n’est pas loin d’être exclue, comme confinée à un rôle de continuum plus ou moins nuancé. C’est fascinant, envoutant, éprouvant même, d’autant plus qu’aucune logique narrative n’amène à penser que ça va finir par s’arrêter avant que mort s’ensuive ou simple épuisement tant des auditeurs que des artistes. Ou encore décision de l’un ou l’autre de ces derniers que, bon, ça suffit. À quoi ressemblait un peu le final de leur prestation.
On réinstalle, cette fois-ci pour une projection présentée par le cinéphile-cinéaste-monteur-démonteur-agitateur, programmateur du Kino Club du Shakirail, Derek Woolfenden. Sa prise de parole porte d’ailleurs moins sur la projection attendue qu’elle n’est un cri d’alarme sur la situation de La Clef, objet d’une occupation et d’une lutte de trois ans pour arracher ce cinéma parisien légendaire à une opération immobilière. Alors que la presse se réjouit de l’annonce du rachat de La Clef par le collectif Clef Revival avec le soutien de nombreux cinéastes dont Martin Scorsese, d’anciens occupants dénoncent le détournement du projet initial par le collectif La Clef Revival au profit d’une vision mercantile et font scission pour se regrouper au sein de La Clef Survival. Derek Woolfenden lance un appel à se mobiliser sur les réseaux sociaux… où l’on ira s’informer sur cette polémique (voire sur laclefsurvival.com, si toutefois votre navigateur parvient à ouvrir ce site).
Qualifié de « grand détournement », le Kino-Konzert de Derek Woolfenden vient en écho à son cri d’alarme anti-Netflix, étourdisssant kaléidoscope d’extraits de dizaines de films où voisinent les images du King Kong de Cooper et Schoedsack de 1933 et d’une version couleurs ultérieure ; où se croisent entre autres Aldred Hitchcock, David Cronenberg, David Lynch, James Cameron et Jean-Pierre Mocky ; où des myriades de baisers se succèdent en alternance avec des explosions… « Vous allez me faire sauter les fusibles » s’inscrivant sur l’une de ces scène amoureuses explosives ; où s’enchainent en série d’infimes extraits de scènes de meurtre sous une douche ou dans une baignoire ; une multitude de citations entremêlant éloge de l’instable, de l’insécurité, de la violence voire de l’apocalypse rédemptrice, et une charge contre le conformisme et le populisme fût-il agrémenté de jeunisme. On en oublierait presque qu’aux bandes son originales de ce Kalé(c)i(ném)doscope se mêle par superposition ou alternance, une autre musique originale, celle brillament improvisée par les membres d’Umlaut : la violoniste Amaryllis Billet, le clarinettiste Joris Rühl, le saxophoniste Pierre Badaroux et le batteur Antonin Gerbal.
On replie les chaises puisqu’elles sont pliantes, on pousse vers le centre de la salle un praticable et le piano droit qu’il supporte dénudé d’une partie de sa menuiserie et auquel se trouve adossé le matériel d’un sound designer. « En piste pour la Reve parti… Reve parti » annonce un rabatteur parmi la foule qui s’est éparpillée à l’extérieur. À l’intérieur déjà, quelques auditeurs se sont assemblés autour du piano dont Eve Risser tire une séquence harmonique autant entêtante qu’effilochée, un côté « bal durasien » par la dimension évasive des motifs rythmiques mêmes qui tardent à s’imposer côté main gauche, la main droite quittant de temps en temps le piano pour « déplacer ses préparations » dont résultent des sonorités de bastringue, de gamelan, de balaphon, de woodblock voire de castagnettes. À demi-caché par le piano, Adrian’ Bourget s’active mystérieusement, tardant à dévoiler d’étranges dévoiements timbraux de ce qui sort de ce piano préparé, halos, granulations… puis un ostinato rythmique qui enfle et s’enclenche à celui de la main gauche sur le clavier, comme les deux roues dentées d’un même engrenage dont la droite va multiplier les rouages en autant de lectures rythmiques.
Le public grossit autour du piano, les garçons commencent à bouger, les musiciens présents échangeant des sourires entendus et ravis, les filles dansent déjà, non pas comme les gars les mains le long du corps ou les mains dans les poches, mais avec tout le torse, les bras, les mains… Genre, danse et pudeur, il y aurait là une étude à mener, même si l’entrée d’un beat sur le temps et d’effets lumineux plus adéquats semblent faire tomber quelques barrières. Le jeu de mot « rêve parti / rave party » prend du sens alors qu’Eve Risser s’est mise actionner du pied une batte de grosse caisse qui martèle une cellule scotchée su le meuble du piano.
Drame : le mécanisme de la pédale lâche. On se bouscule au pied du praticable pour suggérer une réparation. Finalement, la cellule est placée directement sous le pied d’Eve Risser, tandis que le piano prend une allure de sapin de Noël illuminé. Le programme annonçait la participation du clarinettiste Antonin-Tri Hoang et de la chanteuse Hatice Özer, mais, de peur que mon RER ne se transforme en citrouille je quitte les lieux, à minuit, sans attendre leur intervention.
Ce soir 29 avril, le contrebassiste Joël Grip « jouera avec Thelonious Monk » ; Pierre Borel et Pierre-Antoine Badaroux seront associés au compositeur Karl Naegelen sous le titre « Vélocités » (qui ne serait pas sans évoquer le programme « Schnell » du même Borel avec Antonio Broghini et Christian Lillinger, si ces « Vélocités » n’étaient pas assorties de la précision « Exploration de poly-vitesses »… quoique !); et, sous le titre « Pigeon » la violoniste Amaryllis Billet donnera de la voix et du poignet (sur la vielle à roue) face à l’attirail électro-acoustique du batteur Denis Charolles ; tard dans la nuit, ou peut-être en intermède, est également annoncée une fanfare festive polonaise Warszawsko-Lubelska Orkiestra Deta. On ne devrait pas s’embêter. Franck Bergerot (photos © X.Deher)