Un Marius et Fanny avec l’accent jazz
Dans la grande salle du Silo, le festival « Marseille Jazz des cinq continents » présentait jeudi dernier la version jazz de « Marius et Fanny », opéra de Vladimir Cosma d’après la trilogie de Marcel Pagnol.
Marius et Fanny, opéra de Vladimir Cosma d’après l’oeuvre de Marcel Pagnol, avec Tom Novembre (narrateur et César), André Minvielle (Panisse), Irina Baïant (Fanny), Hugh Coltman (Marius), et les Voice Messengers et le grand orchestre symphonique de la NDR de Hambourg sous la direction de Jörg Achim Keller, Jeudi 20 décembre 2018 au Silo (quartier de la Joliette à Marseille)
C’est un pari audacieux que cette version jazz de l’opéra Marius et Fanny, créé à Marseille en 2007 avec Roberto Alagna et Angela Gheorghiu. Cette nouvelle version prend le parti radical de « déterritorialiser » l’oeuvre de Pagnol avec une distribution internationale (une soprano russe, un Anglais, un Béarnais…) qui fait un peu vaciller nos certitudes, et nécessite deux ou trois morceaux pour s’acclimater, mais qui a le grand mérite de souligner l’aspect universel de l’oeuvre de Pagnol: il s’agit de Marseille, bien sûr, mais il s’agit avant tout d’amour, et d’une jeune fille (Fanny) qui aime un garçon (Marius) qui l’aime aussi mais lui préfère le grand large, d’un vieil homme (Panisse) qui épouse la jeune fille enceinte, et le marin qui revient…
Pour autant, l’aspect marseillais n’est pas gommé. Il reste présent à travers l’accent, qui est très subtilement traité: ni trop souligné (ne pas folkloriser) ni trop édulcoré (ne pas pasteuriser), il est pris en charge par Tom Novembre, narrateur à la voix d’or, qui joue aussi César, le père de Marius, et par André Minvielle (qui n’est pas provençal mais Béarnais, et dont l’ accent gascon amène une couleur chantante et méridionale).
Mais en fait, ce Marius et Fanny a surtout l’accent jazz. Sur scène, les quatre solistes (Tom Novembre, Irina Baïant, Hugh Coltman, André Minvielle) sont flanqués à gauche des Voice Messengers, groupe vocal bien connu, et à droite du grand orchestre symphonique de la NDR de Hambourg. La réussite de cet opéra-jazz tient à ce contraste: un orchestre massif, puissant, additionné d’un choeur (choeur et orchestre c’est un peu fromage et dessert…), bref une formidable puissance de feu, qui n’écrase par les solistes mais fait ressortir au contraire leur humanité: voix sur le fil d’Hugh Coltman, précise mais délicatement éraillée par l’émotion, voix chaude et grave, très grave même de Tom Novembre, voix souple et agile d’André Minvielle avec ses petites craquelures subtiles et émouvantes. En écoutant ce dernier planer avec grâce au-dessus de l’orchestre on se disait: mais quand reconnaîtra-t-on que ce gars-là est notre plus grand chanteur, et quand aura-t-on l’idée de le confronter pendant tout un disque avec un big-band? Jeudi soir, cela se voyait comme le nez au milieu de la figure: André Minvielle est fait (aussi…) pour ça…
Quant à la voix d’Irina Baïant, elle tranche par sa puissance avec celle des autres solistes , ce qui n’est pas en soi un problème car il n’est écrit nulle part que les voix et les timbres doivent être coulées dans le même moule. Mais elle a tendance parfois à forcer sa voix, au détriment de la clarté d’énonciation. Heureusement, dans la deuxième partie du spectacle elle joue plus sur le registre de la retenue, et se révèle très émouvante, en particulier avec ses trois « Marius » lancés comme des cris déchirants dans le final. Auparavant, les spectateurs auront pu goûter quelques moments merveilleux d’interaction entre les solistes et l’orchestre, avec la scène de la recette du Picon-Citron-Curaçao (avec ses fameux quatre tiers) et la célébrissime partie de carte, que je pensais inadaptable pour une comédie musicale, mais qui est brillamment et joyeusement rendue avec ses « tu me fends le coeur » qui reviennent comme des riffs irrésistibles. Au final l’opéra se révèle par moments un peu hétérogène et un peu imparfait (on regrettait par exemple qu’il n’y ait pas eu plus d’interactions entre les solistes de l’orchestre et les chanteurs) mais il emporte l’adhésion par l’humanité frémissante de ses chanteurs (avec une mention toute spéciale à Tom Novembre qui passe avec grâce et classe de son rôle de narrateur à celui de César). Voilà un spectacle en tous cas dont personne ne contestera l’originalité ni le panache.
JF Mondot