Jazz live
Publié le 9 Mar 2025 • Par Sophie Chambon

Un samedi soir au Roll’s à Marseille avec Autre Ciel et le quartet de Christian Brazier.

 

Autre Ciel et le quartet de Christian Brazier.

 

Le Roll’ Studio à Marseille dans le Panier est une institution, un petit club de jazz et une école de musique qui ouvre le samedi soir à 18h00 et propose des concerts suffisamment tôt pour pouvoir se restaurer ensuite et continuer sa soirée entre amis. Un accueil chaleureux de Claire et de Robert au bar qui est de surcroît un excellent accordeur.

https://rollstudio.fr/index.php/

 

Ce soir le contrebassiste Christian Brazier présente avec son quartet son huitième album intitulé Autre ciel dédié à un ami très cher le peintre Alain Paparone, disparu peu de temps avant le covid dont un détail d’un de ses tondos orne la couverture du CD. Cette marine contemporaine aurait pu aussi bien pu s’intituler “Autre mer” ou haute mer, car la première passion du contrebassiste est la mer . Ce Rémois a débuté dans la marine marchande et son installation à Marseille fait partie d’un engagement vital tout comme son implication dans la musique et le jazz. S’il avoue une relation privilégiée à l’océan, la Méditerranée et Marseille ont su le retenir par sa lumière crue et insolente. La mer, récurrente dans son imaginaire, inspira nombre de ses disques et prend la pleine page des illustrations de certains albums qui, si elles ne sont pas d’Alain Paparone, peuvent être de Jean Pierre Giacobazzi qui aimait à représenter les chantiers navals de la Ciotat tout en étant un fidèle du festival au Fort Napoléon de la Seyne sur mer. 

Citons encore dans sa discographie  “Circumnavigation”, hommage à l’écrivain et navigateur Bernard Moitessier qui s’illustra lors de la première course en solitaire autour du monde en 1968, un «Nicolas Bouvier des mers», splendide marginal, le héros de jeunesse de Brazier.

 

Nourri de pop anglaise comme toute sa génération, sa rencontre avec le jazz dépasse la musique seule et épouse les préoccupations sociales, politiques de l’époque, génératrice d’amitiés au long cours comme avec Alain Paparone dont l’atelier était le lieu de rencontre de musiciens et artistes divers, d’amis surtout, une figure-miroir.

Une personnalité exceptionnelle allait décider de l’orientation musicale de Christian Brazier entré, question de génération, dans le jazz par le free. Son engagement fut déterminé par la rencontre avec le personnage extraordinaire, figure décisive et fédératrice, de Barre Philips, établi dans les années 70 dans le Var à Ste Philomène, dans un presbytère. C’est avec respect, émotion même qu’il évoque ce musicien hors norme qui défricha les champs de l’improvisation et servit la contrebasse solo avec un travail très particulier et novateur sur l’archet. D’ailleurs, plus encore que le style, ce qui séduisit un temps Christian Brazier fut le travail sur le son etson solo “Sazanami”, né après un séjour au Japon, sous l’égide d’un projet de résidence initié par Barre Philips (Act Kobé France est un recueil de petites pièces pas si faciles, un florilège de haikus qui s’accordent aux cordes dans tous leurs états, frottées, pincées, aux pizzicati nets et droits.

Chacun des albums du contrebassiste constitue une nouvelle page, un chapitre non moins essentiel de ce livre ouvert, d’une vie en musique. Très régulièrement, Christian Brazier met au point un nouveau projet dont la musique précisément juste, cohérente, toujours mélodique, laisse à tous ses partenaires un espace de jeu équilibré. Il sait s’adapter pour les musiciens de son groupe, aux couleurs, timbres et personnalités de chacun. Le contrebassiste publie alors un album, en ayant mûrement réfléchi à la musique qu’il compose entièrement. Après la tentation du passage obligé du solo en 2007, exercice toujours difficile pour un instrument dont le rôle majeur est d’accompagner les autres, il souhaita pour “Circumnavigation” en 2010, des musiciens de la même génération, ayant vécu des expériences de «leader» et qui se connaissaient bien, une formation avec piano, comme l’instrumentation de son premier album, plutôt free. Pour son septième et avant-dernier album, “Septième vague” en 2015, suite logique de « Circumnavigation », l’ancien officier de la marine marchande, amoureux de Marseille depuis plus de vingt ans, avait en bon capitaine gardé cet équipage à la complicité immédiatement perceptible sur scène.

Aujourd’hui dans un “Autre ciel”, on retrouve encore avec plaisir pour cette nouvelle aventure Perrine Mansuy et son piano aux effets plus flatteurs d’un instrument harmonique. Toujours très originale, avec un univers poétique bien à elle, Christian Brazier avoue avoir pris plaisir à travailler avec elle qui sait rester constamment fidèle au thème mais aussi à l’esprit de la musique, avec un toucher ferme et cependant d’une grande finesse. Elle ne chipe pas la vedette au soufflant, normalement en avant dans la formation, mais elle sait trouver sa place dans le quartet et s’affirme souvent avec une force percussive indéniable.

C’est Gérard Murphy, le plus Irlandais des Marseillais que le contrebassiste retrouve après l’expérience d’un premier trio en 1992, enregistrement sorti sur cassettes (!) qui prend la place du bouillonnant trompettiste Christophe Leloil. S’il joue de l’alto et du soprano sur le CD, ce soir il se réservera au sax alto sur la première partie et prendra la clarinette après l’entracte. Un jeu souple et précis, un art des nuances, un refus du spectaculaire. On change de timbres, un phrasé très west coast, moins incisif et énergique peut être, plus doux, souple et chatoyant en accord avec l’atmosphère, le climat que le contrebassiste voulait donner à sa musique. Car Christian Brazier est de ces musiciens paisibles mais sûrs qui emportent l’adhésion. Dans la petite cave voûtée qui affiche complet, tous se serrent autour de la scène, appréciant la musique de leur ami et le lui font savoir.

Ce soir Cédric Bec dont je me souviens de la belle paire rythmique qu’il formait avec Simon Tailleu à leurs débuts, remplace Gildas Etevenard (le batteur du CD) avec lequel Christian Brazier s’aventura, il y a plus de vingt ans sur les terres du free aux côtés du saxophoniste Akosh S au souffle tellurique.

La musique d’”Autre Ciel” est plus introspective, fluide, faussement simple en fait, car il raffole des détours et contrepieds. Les mélodies sont aussi lumineuses que mélancoliques, Brazier navigue entre hautes et basses fréquences, mais sa musique sort toujours quelque peu du cadre, fait des détours, se lance dans des ruptures parfois inattendues. Il nous balade mais sans nous perdre. Après un long travail de préparation, une écriture travaillée naît à l’écoute des autres, sans perdre la cohérence du projet : Christian Brazier reste directif même au niveau des structures libres. Le parti pris est de changer les climats, délibérément sur chaque plage, pour ne pas s’installer trop longtemps dans une atmosphère. Il joue non seulement avec le tempo, les métriques mais il élabore les structures, formes standards ou plus aléatoires, les pensant dans un déroulement scénarisé et décidé en commun.

Dans ses meilleurs moments, les mélodies accrochent, jouant avec le suspense et une certaine dramatisation comme dans un bon scénario. https://www.youtube.com/watch?v=bnlmUtAheYE

C’est le cas de Mauvais genre, référence à l’ami François Angelier de France Culture où l’inconscient a peut être joué son rôle ? Dès que le contrebassiste attaque s’impose un climat mystérieux, presqu’inquiétant. Dans ce voyage imaginaire, on peut s’aider en effet en évoquant les titres qui ne sont pas choisis au hasard. Le contrebassiste archive les compositions sous un nom provisoire et ensuite se plaît à jouer des déviations et autres dérives sémantiques. Le rappel du concert par exemple Pas de Patrouille est une sorte d’hymne politique qui insiste sur une petite mélodie répétitive où le saxophoniste joue le même riff. Un bon thème qui joue sur les nerfs avec un batteur qui mitraille pour le final.

Pour ce premier concert sur ce répertoire, la musique ne sera pas jouée dans l’ordre du CD. Il est toujours intéressant de voir comment s’agencent les morceaux dans l’inspiration du live. Ce sera Mesures populaires pour commencer ce soir, à la mitan de l’album et non Sur le Papier qui conclura la première partie, une musique forte qui swingue librement avec un solo du batteur. La révélation met en avant le trio et c’est Perrine Mansuy qui prend l’introduction avec des accents debussystes : Christian Brazier avoue se sentir proche de cette pianiste singulière, “aux idées non formatées” dixit. Si le premier cercle est la seule valse courte en 3/4, le voyageur immobile est initié par la contrebasse qui place un ostinato sur le temps qui reste, illustration du musicien qui semble faire du “sur place”, alors que la clarinette s’envole?

Une dramaturgie dénuée de pathos mais non d’émotion apparaît dans ces deux thèmes Autre ciel, marche funèbre à la mémoire de l’ami disparu, et Pas à Pas, une longue complainte hypnotique et feutrée, aux improvisations plus dépouillées, au jeu souple et constamment maîtrisé de la contrebasse, aux accents d’un piano plus répétitif et de l’alto souvent déchirant. Union de fluidités avec un sens du collectif au fil des idées apportées par chacun. Une harmonie fine même si elle n’est pas dépourvue d’élans, voire d’aspérités dans la dernière partie où le groupe s’est suffisamment échauffé pour se lancer vraiment. Ce qui est nettement audible de la part du batteur plus coloriste au premier set, jamais violent, ni rageur. Ce qui est un bonheur pour le public placé tout près qui entend ainsi au mieux les subtilités, les textures, les tuilages. Pas question cependant de s’engourdir dans la douceur bonhomme de cette première partie. Le Black out qui réattaque est volontiers déjanté avec des effets de sirènes, une mélodie éclatée avec de grands écarts, une composition enjouée et “tordue” comme le contrebassiste les apprécie.

Sous cet Autre Ciel Christian Brazier trouve un accomplissement, atteignant une sérénité enviable, revisitant son rapport au temps qui passe, n’excluant pas une certaine étrangeté, avec cette joie toujours intacte à faire de la musique. Il a envie de faire partager ce qui a traversé son horizon musical, cet éphémère qui laisse une trace. Christian Brazier sculpte le temps de sa pulsation qui bat avec une mystérieuse simplicité. Si sa basse pouvait parler, elles nous dirait que l’on entend s’exprimer un artiste qui raconte une histoire très personnelle, intégrant audacieusement le temps du silence, d’un certain vide qui demeure musique. Une écriture poétique et envoûtante que l’interprétation sait souligner. Un concert vif dans un club chaleureux qui pourra demeurer dans notre “mémoire vive”.