Un soir à la Huchette avec Philippe Pilon
Hier, dimanche 11 mai, j’ai descendu les escaliers du Caveau de la Huchette que je n’avais descendu jusqu’ici qu’une seule fois, au siècle dernier, je ne me souviens pour quel orchestre. Hier, je rendais visite au saxophoniste ténor Philippe Pilon passé me dire bonjour en voisin quelques jours auparavant (« Les 11 et 12, je joue à la Huchette – Tiens, si on passait. ») et à Pierre Maingourd dont j’aime toujours entendre la “grand-mère”, surnom de la contrebasse un peu passé de mode (à moins, hélas, que l’instrument ne soit lui-même passé de mode, car je ne suis pas sûr, par exemple, que Mathieu Conquet qui présente chaque matin “Ce qui nous arrive en Musique” sur France Culture ait une vague idée de ce que c’est qu’une contrebasse), mais surnom qui convient bien à celle dont joue Maingourd, quoique suffisamment “indigne” pour nous réjouir autant qu’elle nous rassure…
Caveau de la Huchette, Paris (75), le 11 mai 2014
Philippe Pilon Quartet : Philippe Pilon (saxophone ténor), Olivier Leveau (piano), Pierre Maingourd (contrebasse), Guillaume Nouaux (batterie).
Dans la rue de la Huchette, après s’être fait interpeler par deux rangées de restaurateurs de tous les pays du monde, y compris des patrons chinois de créperies bretonnes, on prend sa place dans une petite queue qui s’ébranle à 21h30 précise et après s’être acquitté de la somme de 13€ (10€ pour les étudiants), on descend dans la cave qui me paraît bien petite par rapport au souvenir que j’en gardais. Probablement étais-je moi-même tout petit lorsque j’y descendis la première fois (j’ai mis longtemps à grandir) ou, plus probablement, y étais-je descendu un samedi soir, jour d’affluence, en un temps où l’interdiction de fumer était interdite, ce qui fait qu’à cinq mètres l’orchestre paraissait distant de vingt. Surtout, dernier de la queue à descendre, avec Blueraie qui frissonne d’excitation à mes côtés, j’ai l’impression de rejoindre une société secrète installée autour d’une piste de danse (je m’en voudrais d’appeler ça un dance floor, tellement ce mot est devenu galvaudé). Une douzaine de personnes font banquette, en carré, le quatrième côté du carré étant lui-même fermé d’une banquette adossée à la scène. Et chacun attend (Pierre Maingourd croisé en descendant nous a averti que l’orchestre commençait à 22h pile). Chacun attend donc, devant cette piste vide où se déverse la puissante sono d’un DJ invisible (probablement automatisé) qui enchaîne un jazz tirant tantôt vers le swing, tantôt vers le rock.
Un couple se décide enfin, l’homme promenant la femme avec une adresse qu’il est difficile de ne pas jalouser. Voilà ce que l’on attendait. D’autres suivront, les uns très techniques, les autres acrobatiques, mais pas forcément les plus élégants, plus chorégraphiques (jusqu’à des figures qui semblent exagérément empruntées au tango), d’autres plus maladroits, un vieux Lucky Luke chenu, perché sur de grandes jambes en arceaux se dégingande comme s’il avait des ressorts à la place des genoux. On s’aperçoit vite qu’ils se connaissent tous, les couples se mélangeant un peu, sauf le premier qui s’est lancé et qui ne se défait qu’à regret, tant l’homme et la femme semblent heureux de leur ensemble qui captive effectivement le regard. Mais le regard s’égare, il y a tant à voir : les pieds, les chaussures, bicolores de rigueur pour celui-ci, baskets blanches immaculées pour celui-là, subrepticement tirées d’un sac pour cet autre car il faut que ça glisse un tant soit peu, vernies, voire, pour les dames, de couleurs ou à paillettes, des paillettes qui scintillent dans la pénombre où l’on guette l’espace qu’occupe chacun, plus ou moins grand, plus ou moins étroit, tels ces vieux habitués qui n’ont plus l’âge de faire des kilomètres, mais qui dansent sur place à une économie gracieuse, des maigres, des grands, des gros, une énorme barrique qui emmène, ramène et fait tournoyer sa cavalière, avec une élégance sublime, sans même faire un pas, juste de menus glissements qui swinguent et qui swinguent… Ce pourrait être les pieds de Lester.
Et voilà, l’orchestre. Je découvre le pianiste Olivier Leveau, valeur sûre de la Huchette et le batteur, Guillaume Nouaux… On ne pouvait mieux tomber. Les standards s’enchaînent, Philippe Pilon donne la partie de la plus “velue” de son art, avec une belle conviction, partage la parole avec ses comparses qu’ils prennent avec un bonheur constant, même Leveau dont le piano n’est pas accordé… Il a l’air de le connaître ce piano et de s’être fait une raison. Guillaume Nouaux me fascine comme toujours, par ce drive qu’il tient de La Nouvelle-Orléans, mais aussi par l’étendue de son vocabulaire, la diversité de ses approches sur un même tempo. Mais le spectacle est dans la salle et je me laisse distraire par la foule des danseurs qui s’est faite plus dense parce que le public a commencé à affluer – on est cependant loin des foules du dimanche soir – et parce que la musique live sollicite plus sûrement les danseurs qui, s’ils ne semblent prêter qu’une oreille distraite à la musique, la suivent en fait avec une grande précision, pliant leur chorégraphie aux breaks, aux riffs, au solo de contrebasse, etc. Les vieux invitent des jeunettes (tout est relatif) et, les morceaux s’allongeant avec les chorus, se les repassent. Un couple d’asiatiques s’installe à mes côtés. La dame me demande si ma compagne peut danser avec son mari. Blueraie n’attendait que ça et pendant qu’ils s’agitent assez maladroitement sur la piste, la dame m’explique que son mari est médecin et que pendant ses études ils venaient souvent danser à la Huchette, mais que, bien qu’habitant le quartier, ils n’étaient pas descendus là depuis 20 ans. Vingt ans ! Peut-être les avais-je croisés lors de mon unique visite.
Voilà déjà une heure que l’orchestre joue. Le temps est venu de la pause. 30 minutes réglementaires. On monte s’abreuvrer au bars (consommations sans alcool 6 €, alcoolisées 10€, bières I7€), on papote avec Maingourd qui me tire les cartes et m’apprend des choses sur mon avenir immédiat que je soupçonnais à peine. Je repars contrarié, Blueraie à regrets, bien décidé à revenir danser le lindy hop avec des mandarins chinois. Ce soir, Philippe Pilon jouait encore, mais avec Raphaël Dever, un autre contrebassiste qui vaut le détour, moins grand-mère indigne que vieille fille un peu dérangée. J’aime bien aussi. Demain, pour deux jours consécutifs, le patron des lieux, le vibraphoniste Danny Doriz annonce des invités. Franck Bergerot
|
Hier, dimanche 11 mai, j’ai descendu les escaliers du Caveau de la Huchette que je n’avais descendu jusqu’ici qu’une seule fois, au siècle dernier, je ne me souviens pour quel orchestre. Hier, je rendais visite au saxophoniste ténor Philippe Pilon passé me dire bonjour en voisin quelques jours auparavant (« Les 11 et 12, je joue à la Huchette – Tiens, si on passait. ») et à Pierre Maingourd dont j’aime toujours entendre la “grand-mère”, surnom de la contrebasse un peu passé de mode (à moins, hélas, que l’instrument ne soit lui-même passé de mode, car je ne suis pas sûr, par exemple, que Mathieu Conquet qui présente chaque matin “Ce qui nous arrive en Musique” sur France Culture ait une vague idée de ce que c’est qu’une contrebasse), mais surnom qui convient bien à celle dont joue Maingourd, quoique suffisamment “indigne” pour nous réjouir autant qu’elle nous rassure…
Caveau de la Huchette, Paris (75), le 11 mai 2014
Philippe Pilon Quartet : Philippe Pilon (saxophone ténor), Olivier Leveau (piano), Pierre Maingourd (contrebasse), Guillaume Nouaux (batterie).
Dans la rue de la Huchette, après s’être fait interpeler par deux rangées de restaurateurs de tous les pays du monde, y compris des patrons chinois de créperies bretonnes, on prend sa place dans une petite queue qui s’ébranle à 21h30 précise et après s’être acquitté de la somme de 13€ (10€ pour les étudiants), on descend dans la cave qui me paraît bien petite par rapport au souvenir que j’en gardais. Probablement étais-je moi-même tout petit lorsque j’y descendis la première fois (j’ai mis longtemps à grandir) ou, plus probablement, y étais-je descendu un samedi soir, jour d’affluence, en un temps où l’interdiction de fumer était interdite, ce qui fait qu’à cinq mètres l’orchestre paraissait distant de vingt. Surtout, dernier de la queue à descendre, avec Blueraie qui frissonne d’excitation à mes côtés, j’ai l’impression de rejoindre une société secrète installée autour d’une piste de danse (je m’en voudrais d’appeler ça un dance floor, tellement ce mot est devenu galvaudé). Une douzaine de personnes font banquette, en carré, le quatrième côté du carré étant lui-même fermé d’une banquette adossée à la scène. Et chacun attend (Pierre Maingourd croisé en descendant nous a averti que l’orchestre commençait à 22h pile). Chacun attend donc, devant cette piste vide où se déverse la puissante sono d’un DJ invisible (probablement automatisé) qui enchaîne un jazz tirant tantôt vers le swing, tantôt vers le rock.
Un couple se décide enfin, l’homme promenant la femme avec une adresse qu’il est difficile de ne pas jalouser. Voilà ce que l’on attendait. D’autres suivront, les uns très techniques, les autres acrobatiques, mais pas forcément les plus élégants, plus chorégraphiques (jusqu’à des figures qui semblent exagérément empruntées au tango), d’autres plus maladroits, un vieux Lucky Luke chenu, perché sur de grandes jambes en arceaux se dégingande comme s’il avait des ressorts à la place des genoux. On s’aperçoit vite qu’ils se connaissent tous, les couples se mélangeant un peu, sauf le premier qui s’est lancé et qui ne se défait qu’à regret, tant l’homme et la femme semblent heureux de leur ensemble qui captive effectivement le regard. Mais le regard s’égare, il y a tant à voir : les pieds, les chaussures, bicolores de rigueur pour celui-ci, baskets blanches immaculées pour celui-là, subrepticement tirées d’un sac pour cet autre car il faut que ça glisse un tant soit peu, vernies, voire, pour les dames, de couleurs ou à paillettes, des paillettes qui scintillent dans la pénombre où l’on guette l’espace qu’occupe chacun, plus ou moins grand, plus ou moins étroit, tels ces vieux habitués qui n’ont plus l’âge de faire des kilomètres, mais qui dansent sur place à une économie gracieuse, des maigres, des grands, des gros, une énorme barrique qui emmène, ramène et fait tournoyer sa cavalière, avec une élégance sublime, sans même faire un pas, juste de menus glissements qui swinguent et qui swinguent… Ce pourrait être les pieds de Lester.
Et voilà, l’orchestre. Je découvre le pianiste Olivier Leveau, valeur sûre de la Huchette et le batteur, Guillaume Nouaux… On ne pouvait mieux tomber. Les standards s’enchaînent, Philippe Pilon donne la partie de la plus “velue” de son art, avec une belle conviction, partage la parole avec ses comparses qu’ils prennent avec un bonheur constant, même Leveau dont le piano n’est pas accordé… Il a l’air de le connaître ce piano et de s’être fait une raison. Guillaume Nouaux me fascine comme toujours, par ce drive qu’il tient de La Nouvelle-Orléans, mais aussi par l’étendue de son vocabulaire, la diversité de ses approches sur un même tempo. Mais le spectacle est dans la salle et je me laisse distraire par la foule des danseurs qui s’est faite plus dense parce que le public a commencé à affluer – on est cependant loin des foules du dimanche soir – et parce que la musique live sollicite plus sûrement les danseurs qui, s’ils ne semblent prêter qu’une oreille distraite à la musique, la suivent en fait avec une grande précision, pliant leur chorégraphie aux breaks, aux riffs, au solo de contrebasse, etc. Les vieux invitent des jeunettes (tout est relatif) et, les morceaux s’allongeant avec les chorus, se les repassent. Un couple d’asiatiques s’installe à mes côtés. La dame me demande si ma compagne peut danser avec son mari. Blueraie n’attendait que ça et pendant qu’ils s’agitent assez maladroitement sur la piste, la dame m’explique que son mari est médecin et que pendant ses études ils venaient souvent danser à la Huchette, mais que, bien qu’habitant le quartier, ils n’étaient pas descendus là depuis 20 ans. Vingt ans ! Peut-être les avais-je croisés lors de mon unique visite.
Voilà déjà une heure que l’orchestre joue. Le temps est venu de la pause. 30 minutes réglementaires. On monte s’abreuvrer au bars (consommations sans alcool 6 €, alcoolisées 10€, bières I7€), on papote avec Maingourd qui me tire les cartes et m’apprend des choses sur mon avenir immédiat que je soupçonnais à peine. Je repars contrarié, Blueraie à regrets, bien décidé à revenir danser le lindy hop avec des mandarins chinois. Ce soir, Philippe Pilon jouait encore, mais avec Raphaël Dever, un autre contrebassiste qui vaut le détour, moins grand-mère indigne que vieille fille un peu dérangée. J’aime bien aussi. Demain, pour deux jours consécutifs, le patron des lieux, le vibraphoniste Danny Doriz annonce des invités. Franck Bergerot
|
Hier, dimanche 11 mai, j’ai descendu les escaliers du Caveau de la Huchette que je n’avais descendu jusqu’ici qu’une seule fois, au siècle dernier, je ne me souviens pour quel orchestre. Hier, je rendais visite au saxophoniste ténor Philippe Pilon passé me dire bonjour en voisin quelques jours auparavant (« Les 11 et 12, je joue à la Huchette – Tiens, si on passait. ») et à Pierre Maingourd dont j’aime toujours entendre la “grand-mère”, surnom de la contrebasse un peu passé de mode (à moins, hélas, que l’instrument ne soit lui-même passé de mode, car je ne suis pas sûr, par exemple, que Mathieu Conquet qui présente chaque matin “Ce qui nous arrive en Musique” sur France Culture ait une vague idée de ce que c’est qu’une contrebasse), mais surnom qui convient bien à celle dont joue Maingourd, quoique suffisamment “indigne” pour nous réjouir autant qu’elle nous rassure…
Caveau de la Huchette, Paris (75), le 11 mai 2014
Philippe Pilon Quartet : Philippe Pilon (saxophone ténor), Olivier Leveau (piano), Pierre Maingourd (contrebasse), Guillaume Nouaux (batterie).
Dans la rue de la Huchette, après s’être fait interpeler par deux rangées de restaurateurs de tous les pays du monde, y compris des patrons chinois de créperies bretonnes, on prend sa place dans une petite queue qui s’ébranle à 21h30 précise et après s’être acquitté de la somme de 13€ (10€ pour les étudiants), on descend dans la cave qui me paraît bien petite par rapport au souvenir que j’en gardais. Probablement étais-je moi-même tout petit lorsque j’y descendis la première fois (j’ai mis longtemps à grandir) ou, plus probablement, y étais-je descendu un samedi soir, jour d’affluence, en un temps où l’interdiction de fumer était interdite, ce qui fait qu’à cinq mètres l’orchestre paraissait distant de vingt. Surtout, dernier de la queue à descendre, avec Blueraie qui frissonne d’excitation à mes côtés, j’ai l’impression de rejoindre une société secrète installée autour d’une piste de danse (je m’en voudrais d’appeler ça un dance floor, tellement ce mot est devenu galvaudé). Une douzaine de personnes font banquette, en carré, le quatrième côté du carré étant lui-même fermé d’une banquette adossée à la scène. Et chacun attend (Pierre Maingourd croisé en descendant nous a averti que l’orchestre commençait à 22h pile). Chacun attend donc, devant cette piste vide où se déverse la puissante sono d’un DJ invisible (probablement automatisé) qui enchaîne un jazz tirant tantôt vers le swing, tantôt vers le rock.
Un couple se décide enfin, l’homme promenant la femme avec une adresse qu’il est difficile de ne pas jalouser. Voilà ce que l’on attendait. D’autres suivront, les uns très techniques, les autres acrobatiques, mais pas forcément les plus élégants, plus chorégraphiques (jusqu’à des figures qui semblent exagérément empruntées au tango), d’autres plus maladroits, un vieux Lucky Luke chenu, perché sur de grandes jambes en arceaux se dégingande comme s’il avait des ressorts à la place des genoux. On s’aperçoit vite qu’ils se connaissent tous, les couples se mélangeant un peu, sauf le premier qui s’est lancé et qui ne se défait qu’à regret, tant l’homme et la femme semblent heureux de leur ensemble qui captive effectivement le regard. Mais le regard s’égare, il y a tant à voir : les pieds, les chaussures, bicolores de rigueur pour celui-ci, baskets blanches immaculées pour celui-là, subrepticement tirées d’un sac pour cet autre car il faut que ça glisse un tant soit peu, vernies, voire, pour les dames, de couleurs ou à paillettes, des paillettes qui scintillent dans la pénombre où l’on guette l’espace qu’occupe chacun, plus ou moins grand, plus ou moins étroit, tels ces vieux habitués qui n’ont plus l’âge de faire des kilomètres, mais qui dansent sur place à une économie gracieuse, des maigres, des grands, des gros, une énorme barrique qui emmène, ramène et fait tournoyer sa cavalière, avec une élégance sublime, sans même faire un pas, juste de menus glissements qui swinguent et qui swinguent… Ce pourrait être les pieds de Lester.
Et voilà, l’orchestre. Je découvre le pianiste Olivier Leveau, valeur sûre de la Huchette et le batteur, Guillaume Nouaux… On ne pouvait mieux tomber. Les standards s’enchaînent, Philippe Pilon donne la partie de la plus “velue” de son art, avec une belle conviction, partage la parole avec ses comparses qu’ils prennent avec un bonheur constant, même Leveau dont le piano n’est pas accordé… Il a l’air de le connaître ce piano et de s’être fait une raison. Guillaume Nouaux me fascine comme toujours, par ce drive qu’il tient de La Nouvelle-Orléans, mais aussi par l’étendue de son vocabulaire, la diversité de ses approches sur un même tempo. Mais le spectacle est dans la salle et je me laisse distraire par la foule des danseurs qui s’est faite plus dense parce que le public a commencé à affluer – on est cependant loin des foules du dimanche soir – et parce que la musique live sollicite plus sûrement les danseurs qui, s’ils ne semblent prêter qu’une oreille distraite à la musique, la suivent en fait avec une grande précision, pliant leur chorégraphie aux breaks, aux riffs, au solo de contrebasse, etc. Les vieux invitent des jeunettes (tout est relatif) et, les morceaux s’allongeant avec les chorus, se les repassent. Un couple d’asiatiques s’installe à mes côtés. La dame me demande si ma compagne peut danser avec son mari. Blueraie n’attendait que ça et pendant qu’ils s’agitent assez maladroitement sur la piste, la dame m’explique que son mari est médecin et que pendant ses études ils venaient souvent danser à la Huchette, mais que, bien qu’habitant le quartier, ils n’étaient pas descendus là depuis 20 ans. Vingt ans ! Peut-être les avais-je croisés lors de mon unique visite.
Voilà déjà une heure que l’orchestre joue. Le temps est venu de la pause. 30 minutes réglementaires. On monte s’abreuvrer au bars (consommations sans alcool 6 €, alcoolisées 10€, bières I7€), on papote avec Maingourd qui me tire les cartes et m’apprend des choses sur mon avenir immédiat que je soupçonnais à peine. Je repars contrarié, Blueraie à regrets, bien décidé à revenir danser le lindy hop avec des mandarins chinois. Ce soir, Philippe Pilon jouait encore, mais avec Raphaël Dever, un autre contrebassiste qui vaut le détour, moins grand-mère indigne que vieille fille un peu dérangée. J’aime bien aussi. Demain, pour deux jours consécutifs, le patron des lieux, le vibraphoniste Danny Doriz annonce des invités. Franck Bergerot
|
Hier, dimanche 11 mai, j’ai descendu les escaliers du Caveau de la Huchette que je n’avais descendu jusqu’ici qu’une seule fois, au siècle dernier, je ne me souviens pour quel orchestre. Hier, je rendais visite au saxophoniste ténor Philippe Pilon passé me dire bonjour en voisin quelques jours auparavant (« Les 11 et 12, je joue à la Huchette – Tiens, si on passait. ») et à Pierre Maingourd dont j’aime toujours entendre la “grand-mère”, surnom de la contrebasse un peu passé de mode (à moins, hélas, que l’instrument ne soit lui-même passé de mode, car je ne suis pas sûr, par exemple, que Mathieu Conquet qui présente chaque matin “Ce qui nous arrive en Musique” sur France Culture ait une vague idée de ce que c’est qu’une contrebasse), mais surnom qui convient bien à celle dont joue Maingourd, quoique suffisamment “indigne” pour nous réjouir autant qu’elle nous rassure…
Caveau de la Huchette, Paris (75), le 11 mai 2014
Philippe Pilon Quartet : Philippe Pilon (saxophone ténor), Olivier Leveau (piano), Pierre Maingourd (contrebasse), Guillaume Nouaux (batterie).
Dans la rue de la Huchette, après s’être fait interpeler par deux rangées de restaurateurs de tous les pays du monde, y compris des patrons chinois de créperies bretonnes, on prend sa place dans une petite queue qui s’ébranle à 21h30 précise et après s’être acquitté de la somme de 13€ (10€ pour les étudiants), on descend dans la cave qui me paraît bien petite par rapport au souvenir que j’en gardais. Probablement étais-je moi-même tout petit lorsque j’y descendis la première fois (j’ai mis longtemps à grandir) ou, plus probablement, y étais-je descendu un samedi soir, jour d’affluence, en un temps où l’interdiction de fumer était interdite, ce qui fait qu’à cinq mètres l’orchestre paraissait distant de vingt. Surtout, dernier de la queue à descendre, avec Blueraie qui frissonne d’excitation à mes côtés, j’ai l’impression de rejoindre une société secrète installée autour d’une piste de danse (je m’en voudrais d’appeler ça un dance floor, tellement ce mot est devenu galvaudé). Une douzaine de personnes font banquette, en carré, le quatrième côté du carré étant lui-même fermé d’une banquette adossée à la scène. Et chacun attend (Pierre Maingourd croisé en descendant nous a averti que l’orchestre commençait à 22h pile). Chacun attend donc, devant cette piste vide où se déverse la puissante sono d’un DJ invisible (probablement automatisé) qui enchaîne un jazz tirant tantôt vers le swing, tantôt vers le rock.
Un couple se décide enfin, l’homme promenant la femme avec une adresse qu’il est difficile de ne pas jalouser. Voilà ce que l’on attendait. D’autres suivront, les uns très techniques, les autres acrobatiques, mais pas forcément les plus élégants, plus chorégraphiques (jusqu’à des figures qui semblent exagérément empruntées au tango), d’autres plus maladroits, un vieux Lucky Luke chenu, perché sur de grandes jambes en arceaux se dégingande comme s’il avait des ressorts à la place des genoux. On s’aperçoit vite qu’ils se connaissent tous, les couples se mélangeant un peu, sauf le premier qui s’est lancé et qui ne se défait qu’à regret, tant l’homme et la femme semblent heureux de leur ensemble qui captive effectivement le regard. Mais le regard s’égare, il y a tant à voir : les pieds, les chaussures, bicolores de rigueur pour celui-ci, baskets blanches immaculées pour celui-là, subrepticement tirées d’un sac pour cet autre car il faut que ça glisse un tant soit peu, vernies, voire, pour les dames, de couleurs ou à paillettes, des paillettes qui scintillent dans la pénombre où l’on guette l’espace qu’occupe chacun, plus ou moins grand, plus ou moins étroit, tels ces vieux habitués qui n’ont plus l’âge de faire des kilomètres, mais qui dansent sur place à une économie gracieuse, des maigres, des grands, des gros, une énorme barrique qui emmène, ramène et fait tournoyer sa cavalière, avec une élégance sublime, sans même faire un pas, juste de menus glissements qui swinguent et qui swinguent… Ce pourrait être les pieds de Lester.
Et voilà, l’orchestre. Je découvre le pianiste Olivier Leveau, valeur sûre de la Huchette et le batteur, Guillaume Nouaux… On ne pouvait mieux tomber. Les standards s’enchaînent, Philippe Pilon donne la partie de la plus “velue” de son art, avec une belle conviction, partage la parole avec ses comparses qu’ils prennent avec un bonheur constant, même Leveau dont le piano n’est pas accordé… Il a l’air de le connaître ce piano et de s’être fait une raison. Guillaume Nouaux me fascine comme toujours, par ce drive qu’il tient de La Nouvelle-Orléans, mais aussi par l’étendue de son vocabulaire, la diversité de ses approches sur un même tempo. Mais le spectacle est dans la salle et je me laisse distraire par la foule des danseurs qui s’est faite plus dense parce que le public a commencé à affluer – on est cependant loin des foules du dimanche soir – et parce que la musique live sollicite plus sûrement les danseurs qui, s’ils ne semblent prêter qu’une oreille distraite à la musique, la suivent en fait avec une grande précision, pliant leur chorégraphie aux breaks, aux riffs, au solo de contrebasse, etc. Les vieux invitent des jeunettes (tout est relatif) et, les morceaux s’allongeant avec les chorus, se les repassent. Un couple d’asiatiques s’installe à mes côtés. La dame me demande si ma compagne peut danser avec son mari. Blueraie n’attendait que ça et pendant qu’ils s’agitent assez maladroitement sur la piste, la dame m’explique que son mari est médecin et que pendant ses études ils venaient souvent danser à la Huchette, mais que, bien qu’habitant le quartier, ils n’étaient pas descendus là depuis 20 ans. Vingt ans ! Peut-être les avais-je croisés lors de mon unique visite.
Voilà déjà une heure que l’orchestre joue. Le temps est venu de la pause. 30 minutes réglementaires. On monte s’abreuvrer au bars (consommations sans alcool 6 €, alcoolisées 10€, bières I7€), on papote avec Maingourd qui me tire les cartes et m’apprend des choses sur mon avenir immédiat que je soupçonnais à peine. Je repars contrarié, Blueraie à regrets, bien décidé à revenir danser le lindy hop avec des mandarins chinois. Ce soir, Philippe Pilon jouait encore, mais avec Raphaël Dever, un autre contrebassiste qui vaut le détour, moins grand-mère indigne que vieille fille un peu dérangée. J’aime bien aussi. Demain, pour deux jours consécutifs, le patron des lieux, le vibraphoniste Danny Doriz annonce des invités. Franck Bergerot