Nous avions eu le sentiment que le piano du Hot Club de Lyon, qui n’a qu’un an seulement, s’était ouvert la veille au soir sous les doigts d’Etienne Déconfin (du collectif New Fly). Qui de mieux que Kirk Lightsey pour poursuivre ce soir le rodage de l’instrument ?
À ses côtés, le contrebassiste Christophe Lincontang – qui lui aussi arborait ce soir de nouvelles cordes à son instrument – ainsi que son éternel compagnon batteur Sangoma Everett. Tous trois n’en sont pas à leur coup d’essai.
Installé à Paris depuis vingt quatre ans, le pianiste de Detroit a bien sûr joué avec beaucoup, beaucoup de très grands. Inutile de les citer ici, tout d’abord faute de place, mais aussi parce qu’il semble ce soir libéré de toute contingence matérielle, notoriété inclue…
Comme s’il était là incognito, Kirk Lightsey arbore un sourire léger. Dès le premier morceau, il saisit la moindre occasion pour se fendre la poire, style Salt Peanuts! Salt Peanuts!
L’expérience leur autorisant la désinvolture la plus totale, les trois musiciens exhibent une humeur taquine : une main gauche baladeuse, un coup de cymbale, un tournant harmonique inattendu, et pourtant saisi en plein vol (Brother Rudolf)…
Décidément, il en faut peu pour les faire sourire, mais l’intensité de leurs regards partagés témoigne qu’il se joue bien plus, ce soir au Hot Club, qu’une énième partie de plaisir entre amis. Ce sont des regards apaisés par le beau, l’Heiterkeit allemande. S’il en faut si peu, c’est précisément parce que la beauté de la musique qu’ils créent résident dans l’absence de toute complexité surfaite. Le refus des « butter notes » tant conspuées par Miles. Évidemment, Lightsey, Lincontang et Everett sont bien rodés, chose souvent nécessaire au bon fonctionnement d’un trio. Mais il y a, derrière la fierté discrète de cette sagesse musicale, autre chose qu’une posture philosophique : l’âge ne disposant peut-être pas particulièrement au vrai, il aide sans doute à accueillir plus aisément le beau. Ou à le rendre audible dans ce qu’il a de plus direct, de plus évident.
Ce trio rayonne, et les ombres projetées au fond de cette cave platonicienne sont fascinantes (on croit apercevoir Ludwig Laisné, méditatif, en train d’enregistrer ce concert, un de plus qui marquera l’histoire du lieu).
La simplicité de Kirk Lightsey se confirme à nouveau sur Pee Wee de Tony Williams : il touche de l’or et secoue la main comme si le fer était encore trop chaud. Le fer qui cercle la batterie Asba du Hot Club est quant à lui battu, ou plutôt caressé sans discontinuer par les balais de Sangoma Everett, tandis que les rivets de ses cymbales vibrent au moindre effleurement. C’en est presque érotique, cette délicatesse héritée des Peterson et autres Ahmad Jamal, sachant faire sonner (presque) sans toucher, toucher du bout des doigts, et entrer sans frapper, par les soupiraux de nos esgourdes.
Mais le pianiste est, rappelons-le, d’humeur taquine ce soir, et peu à peu se réveille un Rabelais endormi. L’humeur est taquine, l’esprit est provocateur, et ce dernier se déchaine sur Heaven Dance, une chorégraphie toute prête pour le jour où il faudra se présenter devant le Tout-Puissant. Et Kirk Lightsey de jouer au dramaturge, faisant percer un happy birthday en plein milieu d’un moment de sublime; on se surprend à aimer tout particulièrement ce standard oublié au Real book, puis, comme nous l’enseigne notre hôte, on rit. C’est d’un comique les plus élaborés et les plus efficaces, puisque le message passe sans détour : même en ayant joué avec Chet Baker, Sonny Stitt, Dexter Gordon et j’en passe, il n’est jamais bon de trop se prendre au sérieux.
On sent le burlesque qui l’habite, et on croit le voir fomenter une espièglerie à venir, mais en fin de compte, se réalise sous ses doigts la « création continue d’imprévisible nouveauté ».
C’est sans doute cet esprit rabelaisien qui lui fait dévorer, à la fin du set, un blues jubilatoire. Faisant écho à Heaven dance, on l’imagine jouer ce blues délirant, une fois au purgatoire, après s’être fait bouter hors du Royaume…
J’espère pouvoir l’y retrouver.
Walden Gauthier