Uri Caine => Hurricane
A contrario des derniers disques de Uri Caine qui m’avaient laissé perplexe, j’ai été enthousiasmé par le concert qu’il donna en trio à Jazz sur son 31. Explications.
Festival « Jazz sur son 31 »
Mardi 20 octobre 2015, Toulouse (31), Salle Nougaro
Uri Caine Trio
Uri Caine (p), Mark Helias (cb), Clarence Penn (dm)
L’image que je me fais de Uri Caine est celle de l’équivalent musical de Tex Avery. S’emparant de tous les genres pour s’amuser de leurs clichés, dans un brassage plein d’énergie porté par une verve et un humour parfois délirants, Uri Caine incarne à mes yeux l’archétype du musicien postmoderne – à savoir, pour préciser le terme, un artiste développant un travail « qui présente à la fois des composantes d’antimodernité et de modernité combinées dans un rapport interne contradictoire et générateur », selon la définition de Jacques Amblard[i]. Mais, revers de la médaille, sur ces derniers opus je ne sentais plus chez lui la présence d’une boussole effective, comme je l’ai énoncé en amont, un peu comme quelqu’un qui, ayant tout essayé, ne sait plus vraiment dans quelle direction aller.
Or, j’ai retrouvé non seulement dans le concert qu’il donna ce mardi 20 octobre 2015 toutes les qualités postmodernes précisées ci-avant et, de plus, j’ai eu l’impression qu’en ne se posant pas ce type de question (« quoi faire ? »), il avait trouvé sa voie. Pour mon plus grand plaisir, et surtout – bien plus important – celui du public de la salle Nougaro (comble).
Rien de tel pour débuter un concert qu’une improvisation libre, en l’occurrence idiomatique. D’emblée, Uri Caine fit montre d’une fougue exubérante, redevable dans sa physionomie à McCoy Tyner (dans le phrasé, non dans les phrases). Tout au contraire, et comme pour équilibrer les velléités de son leader, Clarence Penn se révéla on ne pouvait plus posé. Les festivités étant ouvertes, le trio enchaîna avec une composition aussi vigoureuse, pleine de groove et de dérives (dans le sens situationniste du terme, à savoir « se déplacer à travers les différentes ambiances d’un espace [j’ajoute : « musical »] en se laissant guider par les impressions, par les effets subjectifs de tels lieux[ii] ». Au cours d’échappées belles prenant la forme de nombreux changements de tempo, des traces et pistes d’histoire en jonchèrent le parcours sinueux.
Après ce morceau, je me demandais ce que le trio allait bien pouvoir nous offrir d’autre, tant il semblait avoir déjà tout dit. Ce fut une ballade – bien sûr ! – entre harmolodie colemanienne et mélodie sucrée comme sait en écrire Ennio Morricone lorsqu’il le faut. Puis – j’aurais dû m’en douter ! –, le public eut droit à une version déconstruite d’un standard de jazz (après Guy Debord, Derrida donc) : We See de Thelonious Monk. Moins cérébrale dans sa manière de décortiquer le standard que ne pouvait l’être à la fin du XXe siècle un Jean-Michel Pilc (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, si tentait que cela ne l’ait jamais été… !), cela parce que Uri Caine donne priorité absolue au groove, donc au corps. A cette occasion, ce dernier rappela à ceux qui connaissent bien son parcours qu’il fut élève de Bernard Peiffer (précisément le seul « rival » en France dans les années 1950 de Martial Solal, le premier modèle de Pilc).
Le concert avançant, je cerne finalement ce qui motive Uri Caine : le jeu… tout simplement. Outre le pur plaisir physique du « jouage », comme disent les musiciens, Uri Caine s’amuse de l’imprévu qu’il prend à bras le corps – tout comme ses partenaires – afin d’en tirer des conséquences inventives, si elles ne sont créatives (et pas seulement au cours d’improvisations libres) ; et surtout, il adore les jeux avec les clichés et les codes historiques. En ce sens, sa musique est éminemment référentielle. Ainsi, dans la reprise du Nefertiti de Wayne Shorter qui constitua la suite du concert, après une interprétation très time, no changes au swing viscéral (à la Miles, donc) qui déboucha sur un espace ouvert vraiment free (Miles n’est plus là), le trio se retrouva-t-il somme toute par hasard sur Round Midnight. Dès lors, comment conclure cette version live ? En combinant les deux compositions en guise de réexposition ! Et en patinant le tout d’un peu de New York, New York, de formules cadentielles issues de la musique classique et de cent autres clins d’œil. Amusant, étourdissant, impressionnant !!
Le reste du concert, aussi généreux en nombre de morceaux qu’il l’avait été jusqu’alors en références musicales, fut à l’avenant. Il faut préciser que, comme Mark Helias, Clarence Penn fut de bout en bout absolument remarquable, fin et intelligent.
En second bis, Uri Caine produisit en solo une version pour le moins peu académique du premier mouvement de la Sonate en Ut Majeur, K. 545 de Mozart (on peut en entendre une version sur son album Uri Caine Ensemble Plays Mozart [Winter & Winter, 2006]). Postmodernité, quand tu nous tiens…
En sortant du concert, je ne sais pas si, à la réécoute, je continuerais d’aimer ou non cette musique. Mais je peux affirmer que j’ai passé une excellente soirée.
[i] Amblard, Jacques, 2013. « Postmodernismes », Théories de la composition musicale au XXe siècle, (dir. Nicolas Donin et Laurent Feneyrou), Lyon, Symétrie, vol. 2.
[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dérive_(philosophie)
|
A contrario des derniers disques de Uri Caine qui m’avaient laissé perplexe, j’ai été enthousiasmé par le concert qu’il donna en trio à Jazz sur son 31. Explications.
Festival « Jazz sur son 31 »
Mardi 20 octobre 2015, Toulouse (31), Salle Nougaro
Uri Caine Trio
Uri Caine (p), Mark Helias (cb), Clarence Penn (dm)
L’image que je me fais de Uri Caine est celle de l’équivalent musical de Tex Avery. S’emparant de tous les genres pour s’amuser de leurs clichés, dans un brassage plein d’énergie porté par une verve et un humour parfois délirants, Uri Caine incarne à mes yeux l’archétype du musicien postmoderne – à savoir, pour préciser le terme, un artiste développant un travail « qui présente à la fois des composantes d’antimodernité et de modernité combinées dans un rapport interne contradictoire et générateur », selon la définition de Jacques Amblard[i]. Mais, revers de la médaille, sur ces derniers opus je ne sentais plus chez lui la présence d’une boussole effective, comme je l’ai énoncé en amont, un peu comme quelqu’un qui, ayant tout essayé, ne sait plus vraiment dans quelle direction aller.
Or, j’ai retrouvé non seulement dans le concert qu’il donna ce mardi 20 octobre 2015 toutes les qualités postmodernes précisées ci-avant et, de plus, j’ai eu l’impression qu’en ne se posant pas ce type de question (« quoi faire ? »), il avait trouvé sa voie. Pour mon plus grand plaisir, et surtout – bien plus important – celui du public de la salle Nougaro (comble).
Rien de tel pour débuter un concert qu’une improvisation libre, en l’occurrence idiomatique. D’emblée, Uri Caine fit montre d’une fougue exubérante, redevable dans sa physionomie à McCoy Tyner (dans le phrasé, non dans les phrases). Tout au contraire, et comme pour équilibrer les velléités de son leader, Clarence Penn se révéla on ne pouvait plus posé. Les festivités étant ouvertes, le trio enchaîna avec une composition aussi vigoureuse, pleine de groove et de dérives (dans le sens situationniste du terme, à savoir « se déplacer à travers les différentes ambiances d’un espace [j’ajoute : « musical »] en se laissant guider par les impressions, par les effets subjectifs de tels lieux[ii] ». Au cours d’échappées belles prenant la forme de nombreux changements de tempo, des traces et pistes d’histoire en jonchèrent le parcours sinueux.
Après ce morceau, je me demandais ce que le trio allait bien pouvoir nous offrir d’autre, tant il semblait avoir déjà tout dit. Ce fut une ballade – bien sûr ! – entre harmolodie colemanienne et mélodie sucrée comme sait en écrire Ennio Morricone lorsqu’il le faut. Puis – j’aurais dû m’en douter ! –, le public eut droit à une version déconstruite d’un standard de jazz (après Guy Debord, Derrida donc) : We See de Thelonious Monk. Moins cérébrale dans sa manière de décortiquer le standard que ne pouvait l’être à la fin du XXe siècle un Jean-Michel Pilc (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, si tentait que cela ne l’ait jamais été… !), cela parce que Uri Caine donne priorité absolue au groove, donc au corps. A cette occasion, ce dernier rappela à ceux qui connaissent bien son parcours qu’il fut élève de Bernard Peiffer (précisément le seul « rival » en France dans les années 1950 de Martial Solal, le premier modèle de Pilc).
Le concert avançant, je cerne finalement ce qui motive Uri Caine : le jeu… tout simplement. Outre le pur plaisir physique du « jouage », comme disent les musiciens, Uri Caine s’amuse de l’imprévu qu’il prend à bras le corps – tout comme ses partenaires – afin d’en tirer des conséquences inventives, si elles ne sont créatives (et pas seulement au cours d’improvisations libres) ; et surtout, il adore les jeux avec les clichés et les codes historiques. En ce sens, sa musique est éminemment référentielle. Ainsi, dans la reprise du Nefertiti de Wayne Shorter qui constitua la suite du concert, après une interprétation très time, no changes au swing viscéral (à la Miles, donc) qui déboucha sur un espace ouvert vraiment free (Miles n’est plus là), le trio se retrouva-t-il somme toute par hasard sur Round Midnight. Dès lors, comment conclure cette version live ? En combinant les deux compositions en guise de réexposition ! Et en patinant le tout d’un peu de New York, New York, de formules cadentielles issues de la musique classique et de cent autres clins d’œil. Amusant, étourdissant, impressionnant !!
Le reste du concert, aussi généreux en nombre de morceaux qu’il l’avait été jusqu’alors en références musicales, fut à l’avenant. Il faut préciser que, comme Mark Helias, Clarence Penn fut de bout en bout absolument remarquable, fin et intelligent.
En second bis, Uri Caine produisit en solo une version pour le moins peu académique du premier mouvement de la Sonate en Ut Majeur, K. 545 de Mozart (on peut en entendre une version sur son album Uri Caine Ensemble Plays Mozart [Winter & Winter, 2006]). Postmodernité, quand tu nous tiens…
En sortant du concert, je ne sais pas si, à la réécoute, je continuerais d’aimer ou non cette musique. Mais je peux affirmer que j’ai passé une excellente soirée.
[i] Amblard, Jacques, 2013. « Postmodernismes », Théories de la composition musicale au XXe siècle, (dir. Nicolas Donin et Laurent Feneyrou), Lyon, Symétrie, vol. 2.
[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dérive_(philosophie)
|
A contrario des derniers disques de Uri Caine qui m’avaient laissé perplexe, j’ai été enthousiasmé par le concert qu’il donna en trio à Jazz sur son 31. Explications.
Festival « Jazz sur son 31 »
Mardi 20 octobre 2015, Toulouse (31), Salle Nougaro
Uri Caine Trio
Uri Caine (p), Mark Helias (cb), Clarence Penn (dm)
L’image que je me fais de Uri Caine est celle de l’équivalent musical de Tex Avery. S’emparant de tous les genres pour s’amuser de leurs clichés, dans un brassage plein d’énergie porté par une verve et un humour parfois délirants, Uri Caine incarne à mes yeux l’archétype du musicien postmoderne – à savoir, pour préciser le terme, un artiste développant un travail « qui présente à la fois des composantes d’antimodernité et de modernité combinées dans un rapport interne contradictoire et générateur », selon la définition de Jacques Amblard[i]. Mais, revers de la médaille, sur ces derniers opus je ne sentais plus chez lui la présence d’une boussole effective, comme je l’ai énoncé en amont, un peu comme quelqu’un qui, ayant tout essayé, ne sait plus vraiment dans quelle direction aller.
Or, j’ai retrouvé non seulement dans le concert qu’il donna ce mardi 20 octobre 2015 toutes les qualités postmodernes précisées ci-avant et, de plus, j’ai eu l’impression qu’en ne se posant pas ce type de question (« quoi faire ? »), il avait trouvé sa voie. Pour mon plus grand plaisir, et surtout – bien plus important – celui du public de la salle Nougaro (comble).
Rien de tel pour débuter un concert qu’une improvisation libre, en l’occurrence idiomatique. D’emblée, Uri Caine fit montre d’une fougue exubérante, redevable dans sa physionomie à McCoy Tyner (dans le phrasé, non dans les phrases). Tout au contraire, et comme pour équilibrer les velléités de son leader, Clarence Penn se révéla on ne pouvait plus posé. Les festivités étant ouvertes, le trio enchaîna avec une composition aussi vigoureuse, pleine de groove et de dérives (dans le sens situationniste du terme, à savoir « se déplacer à travers les différentes ambiances d’un espace [j’ajoute : « musical »] en se laissant guider par les impressions, par les effets subjectifs de tels lieux[ii] ». Au cours d’échappées belles prenant la forme de nombreux changements de tempo, des traces et pistes d’histoire en jonchèrent le parcours sinueux.
Après ce morceau, je me demandais ce que le trio allait bien pouvoir nous offrir d’autre, tant il semblait avoir déjà tout dit. Ce fut une ballade – bien sûr ! – entre harmolodie colemanienne et mélodie sucrée comme sait en écrire Ennio Morricone lorsqu’il le faut. Puis – j’aurais dû m’en douter ! –, le public eut droit à une version déconstruite d’un standard de jazz (après Guy Debord, Derrida donc) : We See de Thelonious Monk. Moins cérébrale dans sa manière de décortiquer le standard que ne pouvait l’être à la fin du XXe siècle un Jean-Michel Pilc (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, si tentait que cela ne l’ait jamais été… !), cela parce que Uri Caine donne priorité absolue au groove, donc au corps. A cette occasion, ce dernier rappela à ceux qui connaissent bien son parcours qu’il fut élève de Bernard Peiffer (précisément le seul « rival » en France dans les années 1950 de Martial Solal, le premier modèle de Pilc).
Le concert avançant, je cerne finalement ce qui motive Uri Caine : le jeu… tout simplement. Outre le pur plaisir physique du « jouage », comme disent les musiciens, Uri Caine s’amuse de l’imprévu qu’il prend à bras le corps – tout comme ses partenaires – afin d’en tirer des conséquences inventives, si elles ne sont créatives (et pas seulement au cours d’improvisations libres) ; et surtout, il adore les jeux avec les clichés et les codes historiques. En ce sens, sa musique est éminemment référentielle. Ainsi, dans la reprise du Nefertiti de Wayne Shorter qui constitua la suite du concert, après une interprétation très time, no changes au swing viscéral (à la Miles, donc) qui déboucha sur un espace ouvert vraiment free (Miles n’est plus là), le trio se retrouva-t-il somme toute par hasard sur Round Midnight. Dès lors, comment conclure cette version live ? En combinant les deux compositions en guise de réexposition ! Et en patinant le tout d’un peu de New York, New York, de formules cadentielles issues de la musique classique et de cent autres clins d’œil. Amusant, étourdissant, impressionnant !!
Le reste du concert, aussi généreux en nombre de morceaux qu’il l’avait été jusqu’alors en références musicales, fut à l’avenant. Il faut préciser que, comme Mark Helias, Clarence Penn fut de bout en bout absolument remarquable, fin et intelligent.
En second bis, Uri Caine produisit en solo une version pour le moins peu académique du premier mouvement de la Sonate en Ut Majeur, K. 545 de Mozart (on peut en entendre une version sur son album Uri Caine Ensemble Plays Mozart [Winter & Winter, 2006]). Postmodernité, quand tu nous tiens…
En sortant du concert, je ne sais pas si, à la réécoute, je continuerais d’aimer ou non cette musique. Mais je peux affirmer que j’ai passé une excellente soirée.
[i] Amblard, Jacques, 2013. « Postmodernismes », Théories de la composition musicale au XXe siècle, (dir. Nicolas Donin et Laurent Feneyrou), Lyon, Symétrie, vol. 2.
[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dérive_(philosophie)
|
A contrario des derniers disques de Uri Caine qui m’avaient laissé perplexe, j’ai été enthousiasmé par le concert qu’il donna en trio à Jazz sur son 31. Explications.
Festival « Jazz sur son 31 »
Mardi 20 octobre 2015, Toulouse (31), Salle Nougaro
Uri Caine Trio
Uri Caine (p), Mark Helias (cb), Clarence Penn (dm)
L’image que je me fais de Uri Caine est celle de l’équivalent musical de Tex Avery. S’emparant de tous les genres pour s’amuser de leurs clichés, dans un brassage plein d’énergie porté par une verve et un humour parfois délirants, Uri Caine incarne à mes yeux l’archétype du musicien postmoderne – à savoir, pour préciser le terme, un artiste développant un travail « qui présente à la fois des composantes d’antimodernité et de modernité combinées dans un rapport interne contradictoire et générateur », selon la définition de Jacques Amblard[i]. Mais, revers de la médaille, sur ces derniers opus je ne sentais plus chez lui la présence d’une boussole effective, comme je l’ai énoncé en amont, un peu comme quelqu’un qui, ayant tout essayé, ne sait plus vraiment dans quelle direction aller.
Or, j’ai retrouvé non seulement dans le concert qu’il donna ce mardi 20 octobre 2015 toutes les qualités postmodernes précisées ci-avant et, de plus, j’ai eu l’impression qu’en ne se posant pas ce type de question (« quoi faire ? »), il avait trouvé sa voie. Pour mon plus grand plaisir, et surtout – bien plus important – celui du public de la salle Nougaro (comble).
Rien de tel pour débuter un concert qu’une improvisation libre, en l’occurrence idiomatique. D’emblée, Uri Caine fit montre d’une fougue exubérante, redevable dans sa physionomie à McCoy Tyner (dans le phrasé, non dans les phrases). Tout au contraire, et comme pour équilibrer les velléités de son leader, Clarence Penn se révéla on ne pouvait plus posé. Les festivités étant ouvertes, le trio enchaîna avec une composition aussi vigoureuse, pleine de groove et de dérives (dans le sens situationniste du terme, à savoir « se déplacer à travers les différentes ambiances d’un espace [j’ajoute : « musical »] en se laissant guider par les impressions, par les effets subjectifs de tels lieux[ii] ». Au cours d’échappées belles prenant la forme de nombreux changements de tempo, des traces et pistes d’histoire en jonchèrent le parcours sinueux.
Après ce morceau, je me demandais ce que le trio allait bien pouvoir nous offrir d’autre, tant il semblait avoir déjà tout dit. Ce fut une ballade – bien sûr ! – entre harmolodie colemanienne et mélodie sucrée comme sait en écrire Ennio Morricone lorsqu’il le faut. Puis – j’aurais dû m’en douter ! –, le public eut droit à une version déconstruite d’un standard de jazz (après Guy Debord, Derrida donc) : We See de Thelonious Monk. Moins cérébrale dans sa manière de décortiquer le standard que ne pouvait l’être à la fin du XXe siècle un Jean-Michel Pilc (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, si tentait que cela ne l’ait jamais été… !), cela parce que Uri Caine donne priorité absolue au groove, donc au corps. A cette occasion, ce dernier rappela à ceux qui connaissent bien son parcours qu’il fut élève de Bernard Peiffer (précisément le seul « rival » en France dans les années 1950 de Martial Solal, le premier modèle de Pilc).
Le concert avançant, je cerne finalement ce qui motive Uri Caine : le jeu… tout simplement. Outre le pur plaisir physique du « jouage », comme disent les musiciens, Uri Caine s’amuse de l’imprévu qu’il prend à bras le corps – tout comme ses partenaires – afin d’en tirer des conséquences inventives, si elles ne sont créatives (et pas seulement au cours d’improvisations libres) ; et surtout, il adore les jeux avec les clichés et les codes historiques. En ce sens, sa musique est éminemment référentielle. Ainsi, dans la reprise du Nefertiti de Wayne Shorter qui constitua la suite du concert, après une interprétation très time, no changes au swing viscéral (à la Miles, donc) qui déboucha sur un espace ouvert vraiment free (Miles n’est plus là), le trio se retrouva-t-il somme toute par hasard sur Round Midnight. Dès lors, comment conclure cette version live ? En combinant les deux compositions en guise de réexposition ! Et en patinant le tout d’un peu de New York, New York, de formules cadentielles issues de la musique classique et de cent autres clins d’œil. Amusant, étourdissant, impressionnant !!
Le reste du concert, aussi généreux en nombre de morceaux qu’il l’avait été jusqu’alors en références musicales, fut à l’avenant. Il faut préciser que, comme Mark Helias, Clarence Penn fut de bout en bout absolument remarquable, fin et intelligent.
En second bis, Uri Caine produisit en solo une version pour le moins peu académique du premier mouvement de la Sonate en Ut Majeur, K. 545 de Mozart (on peut en entendre une version sur son album Uri Caine Ensemble Plays Mozart [Winter & Winter, 2006]). Postmodernité, quand tu nous tiens…
En sortant du concert, je ne sais pas si, à la réécoute, je continuerais d’aimer ou non cette musique. Mais je peux affirmer que j’ai passé une excellente soirée.
[i] Amblard, Jacques, 2013. « Postmodernismes », Théories de la composition musicale au XXe siècle, (dir. Nicolas Donin et Laurent Feneyrou), Lyon, Symétrie, vol. 2.
[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dérive_(philosophie)