Wayne Shorter : Mr. Gone parti pour toujours
Mr. Gone, tel était l’un de ses surnoms et tel était le titre d’album que Joe Zawinul lui avait dédié en 1978. Il est parti ce jeudi 2 mars à l’âge de 89 ans, mais le son de ses saxophones, l’extra-lucidité de ses improvisations et la géniale étrangeté de ses compositions ne sont pas près de nous quitter.
Né le 25 août 1933, Wayne Shorter grandit à Newark (New Jersey), à l’est de New York, avec son frère aîné, Alan, élevé par une mère qui les encourage à développer leur imaginaire. Au modelage et au dessin s’ajouteront bientôt les univers de la BD, de la science fiction, du cinéma et ses musiques – dont Wayne Shorter aimera citer les grands thèmes au fil de ses improvisations. Une éducation qui fera d’Alan un rebelle à l’Amérique raciste, retors au système scolaire, et l’orientera vers le free jazz. Wayne étudiera et traversera le monde qui l’entoure comme on rêve, blindé dans son monde intérieur peuplé de super heroes et de water babies (enfants dotés de branchies vivant sous l’eau, rencontrés dans un conte britannique du 19e qui lui inspirera l’un de ses plus beaux thèmes, Water Babies).
Mr. Veird
À 12 ans, lauréat d’un concours municipal pour une aquarelle, The Football Game , il entre à la Newark’s Arts High School qui servira d’ascenseur social à de nombreux enfants des quartiers défavorisés de la ville (Sarah Vaughan, Connie Francis, Le Roi Jones, Woody Shaw…). Sensibilisé au jazz par les retransmissions radio du Birdland, il se met à la clarinette, commence à sécher les cours pour aller écouter les orchestres qui se produisent à proximité. En guise de punition constructive, on lui impose une classe de théorie musicale où il s’avère d’emblée brillant. Passé au saxophone, il commence à partager avec son frère une réputation d’original, et ils se surnomment Mr. Weird (Wayne) et Dr. Strange (Alan).
Wayne poursuit ses études à la New York University : histoire de la musique, piano, harmonie, orchestration, philosophie. Il commence à composer et à arranger. Diplômé, il décline un poste d’enseignant pour tenter sa chance comme soliste, puis est appelé sous les drapeaux. À sa libération, il fait la connaissance de John Coltrane qui remarque « Tu joues les mêmes trucs que moi tout le long du sax ; comme moi tu brouilles les œufs, mais tu les brouilles de façon différente. » C’est l’époque où Trane travaille sur le système Giant Steps et ils s’entrainent ensemble l’un et l’autre alternant au piano, ou étudiant des partitions classiques. Et alors que Trane songe à quitter Miles Davis, ce dernier recommande Wayne, mais le trompettiste fait la sourde oreille. Joe Zawinul en profite. Récemment arrivé d’Autriche et aussitôt adopté par le trompettiste et chef d’orchestre Maynard Ferguson, il s’est vu confier le recrutement de jeunes musiciens et il engage Wayne Shorter. Les deux hommes sympathisent. Shorter chante du Schubert à son nouvel ami et les parties d’un opéra qu’il a écrit lorsqu’il étudiait. Zawinul y reconnaît des accents d’Alban Berg.
D’Art Blakey à Miles Davis
Mais rapidement, Wayne Shorter est débauché par Art Blakey. Et en novembre 1959, il signe son premier disque dont il compose la quasi-totalité du répertoire, notamment Lester Left Town, allégorie de la démarche de Lester Young qui lui évoque le pas des pigeons. À l’époque, l’écriture des jazzmen a commencé à évoluer, en s’affranchissant des vieux schémas en 32 mesures et surtout de leurs vieilles marches harmoniques unidirectionnelles. Les progressions prennent des tournures inattendues, interrogatives, évitant l’évidence et les certitudes des anciennes motricités pour adopter une sorte d’agnosticisme harmonique, juxtaposant les couleurs sans transition, gommant à l’inverse toute césure dans leur cyclicité. Sur les tempos les plus retenus, on parle de tone poems, référence au développement continu sans césure du poème symphonique, et pour sa vocation sinon descriptive, du moins évocatrice d’une ambiance. Écoutez comme se déploie, de l’exposé à l’improvisation, The Albatross sur le deuxième disque du saxophoniste “Seconde Genesis”. Tout est déjà là.
Rapidement, Shorter, succédant à Benny Golson, se voit confier la direction musicale des Jazz Messengers et devient l’un des principaux contributeurs au répertoire du groupe. Car, s’il partage la plume avec ses comparses (Lee Morgan, Freddie Hubbard, Curtis Fuller, Cedar Walton), lorsque l’on publie dans les années 1970 “Roots and Herbs” enregistré en 1961, c’est tout un album de compositions inédites portant sa signature que l’on découvre. Certes, le public ne vient pas écouter les Jazz Messengers pour rêver au vol de l’albatros. Mais l’imaginaire de Wayne Shorter est aussi plein de super heroes dont les exploits et la bravoure invitent à l’évasion. On entendra ici et là quelques jazzfans et jazzmen très autorisés lui reprochant une sorte de fragilité du discours improvisé et du placement rythmique, par comparaison avec l’abattage de la rythmique de Blakey et la solidité de ses compagnons de front line (Lee Morgan ou Freddie Hubbard, Curtis Fuller) ou de ses prédécesseurs saxophonistes. C’est ne pas entendre cet ailleurs où il nous invite, cette poétique qui est plus faite d’interrogation que de certitude, qui le fait glisser à l’intérieur d’une même composition d’une esthétique de l’assaut à celle du songe.
Et Miles Davis commence à s’intéresser à lui après l’avoir snobé. D’autant plus que la nouvelle rythmique du trompettiste – Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams – le presse de faire appel à lui. Wayne Shorter rejoint le “Second Quintette” de Miles à l’automne 1964. Miles qui tente de retrouver la veine de “Kind of Blue” obtenue avec le concours de John Coltrane et Bill Evans, dispose enfin du personnel pour y parvenir.
« La musique d’Art Blakey, raconte Wayne Shorter, c’était un show. Chaque soir, que ce soit en club ou en concert, ça devait avoir la classe d’un show. Il nous est arrivé de jouer en première partie de Miles. Nous ouvrions sur quelque chose d’explosif, de très rock’n’roll. Après notre set, j’allais dans la salle et j’attendais l’entrée de Miles. Ils ouvraient sur All Blues, et ça n’était pas cette soudaine explosion destinée à pétrifier l’auditeur, mais ils commençaient par un trémolo de piano, comme du Ravel, quelque chose de pénétrant. Et entendant ça, je me disais qu’un jour, il faudrait que je joue dans cet orchestre. » Et lorsqu’il y parvient, il se sent soudain « comme un violoncelle ou un violon alto. Mes solos devenaient plus fluides et jaillissaient par intermittence avec le débit point-tiret d’un message de morse. Les couleurs commençaient à venir. »
La liberté sous contrôle
De 1965 à 1968, Wayne Shorter est le principal compositeur du quintette. Il se raconte – de façon peut-être un peu simpliste –, que seules ses compositions n’étaient pas retouchées par Miles : E.S.P., Iris, Orbits, Dolores, Footprints, Limbo, Vonetta, Masqualero, Prince of Darkness, Water Babies, Nefertiti, Capricorn, Sweet Pea, Fall, Pinochio, Paraphernalia, Sanctuary… autant de chefs d’œuvre. Ce qui n’est rien dire des disques qu’il signe parallèlement sur Blue Note, sur lesquels défile le who’s who du jazz des années 1960 (outre ses amis du Miles Davis Quintet, Lee Morgan, Freddie Hubbard, Grachan Moncur III, James Spaulding, McCoy Tyner, Reggie Workman, Elvin Jones, Joe Chambers) : “Night Dreamer”, “Juju”, “Speak No Evil”, “The Soothsayer”, “Et Cetera”, “The All Seeing Eye”, “Adam’s Apple”, “Schizophrenia”, autant de disques dont il est l’unique compositeur – Citons forcément arbitrairement Black Nile, Mahjong, Fee-Fi-Fo-Fum, Angola, Penelope, Genesis, Lost, El Gaucho, Miyako.
Quant à ses capacités de soliste, elles explosent auprès de Miles. Si par la technicité instrumentale, harmonique et rythmique de leur musique, les musiciens de Miles se distinguent de la table rase du free jazz d’alors, la liberté d’expression et la prise de risque qu’ils ont atteint pourraient être résumées par l’expression : « Accroche toi au pinceau, je retire l’échelle. » Ils parleront de « controlled freedom » résumant leur démarche à l’expression « Time, no changes » (cramponne toi au tempo, je retire les accords), ce qui aboutit chez eux à un niveau de contrôle ahurissant dans l’improvisation collective. Et sur scène plus encore qu’en studio (voir les formidables captations de la tournée de l’automne 1967), des charges rythmico-mélodiques sur tempo déraisonnable aux eaux mortes dans la continuité de Flamenco Sketches et Blue in Green, Wayne Shorter nous emmène très très loin.
En 1968, Miles reprend les choses en main, en regardant du côté du funk et du rock. Wayne Shorter participera à cette nouvelle aventure, en adoptant notamment le soprano (“Miles In the Sky”, “Filles de Kilimanjaro”, “In A Silent Way”, “Bitches Brew”) jusqu’au début 1970. Trois disques supplémentaires sous son nom pour Blue Note “Super Nova”, “Moto Grosso Feio” et “Odyssey of Iska” témoignent tout à la fois d’une perplexité (quant à la direction à prendre après la course en avant chez Miles) et de déboires personnels.
Un étrange partenariat
En 1972, il se ressaisit en s’associant à son vieil ami Joe Zawinul et au jeune contrebassiste Miroslav Vitous. Une première option sera de brouiller les cartes entre improvisation et composition, dans une démarche éminemment collective (“Weather Report”, “I Sing the Body Electric”, “Sweetnighter”), puis progressivement Joe Zawinul prendra la main, en évinçant Mirolav Vitous, au profit d’une musique plus écrite et où l’improvisation collective est totalement sous contrôle. Wayne Shorter en reste un important contributeur en termes d’écriture (Mysterious Traveller, Blackthorn Rose, Lusitanos, Feezing Fire, Elegant People, Three Clowns…), mais Zawinul est le grand ordonnateur et le saxophoniste tend à se désinvestir. Il prête de plus en plus volontiers son saxophone à l’extérieur, notamment à Milton Nascimento (l’album “Native Dancer”), à Joni Michell (“Don Juan’s Reckless Daughter”), plaçant ici et là dans leurs chansons quelque flèche décochée avec cet art de l’à propos des grands tireurs à l’arc zen, telle cette petite minute sur la chanson éponyme de l’album “Aja” de Steely Dan, où il improvise une quasi-sonate, avec tous ses mouvements, transcendant presque a contrario l’interlude orchestral luxuriant qui lui est offert d’habiter.
De ce désintérêt de Wayne Shorter, Joe Zawinul fera le disque “Mr. Gone” qu’il produit quasiment seul, ressortant toutefois des cartons de Shorter Pinochio créé avec Miles Davis et arrangeant lui-même le très étrange The Elders (les aînés), hommage de Shorter à ces aînés dont le saxophoniste reçut des messages décisifs au début de sa carrière : Lester Young rencontré pendant son service militaire dans un club de Toronto, Bud Powell qui lui rendit une étrange visite nocturne dans sa chambre d’hôtel parisien à la suite d’un concert des Jazz Messengers en novembre 1959 au Théâtre des Champs-Élysées, et Charlie Parker dont il lui sera remis mystérieusement un sac lui ayant appartenu contenant le disque d’un concerto pour saxophone classique joué par Marcel Mule (grand maître du saxophone classique), une partition d’un livre d’exercices pour violon, et une partition manuscrite d’un démarquage de “Sentimental over You”.
La plume de Wayne Shorter se faisant plus rare (ne pas manquer Port of Entry sur “Night Passage” ou Plazza Real sur “Procession”), son saxophone se prête aux arrangements de Joe Zawinul avec cette même concision qui caractérisait ses interventions auprès de Nascimento, Joni Mitchell, Steely Dan ou Jaco Pastorius (j’allais oublier le petit concertino pour soprano auquel il est convié dans “Opus Pocus” sur l’album “Jaco Pastorius”), selon un geste dépourvu de toute sévérité, entre le sourire et un émerveillement d’enfant.
L’après Weather Report
En 1984, Weather Report dissous, chacun reprend sa liberté et Wayne Shorter enregistre trois disques “Atlantis” (1985), “Phantom Navigator” et “Joy Ryder” (1987) marqués par une production orchestrale, dont le caractère clinquant peut paraître un peu daté. Reste un répertoire de compositions inouïes inauguré par le questionnement inquiet et répété qui sert de thème à The Three Marias sur le premier des trois albums entre lesquels le trio avec Jim Hall Michel Petrucciani apportera une respiration acoustique “Power of Three” (1986). Suivra en 1995 “High Life” où Wayne Shorter assouvit ses ambitions symphoniques à travers un très grand orchestre foisonnant associant bois et cordes aux cuivres et à la rythmique.
1996 : énième drame personnel dans la vie de Wayne Shorter, Ana Maria, son épouse, meurt le 17 juillet dans l’explosion du vol TWA 800 peu après le décollage de New York. Le duo “1×1” avec Herbie Hancock enregistré l’année suivante constituera un acte de deuil, de retrouvailles, de renaissance, et le retour à une musique plus acoustique et plus librement improvisée qui se concrétisera en 2000 avec la formation d’un nouveau quartette : le pianiste Danilo Perez, le contrebassiste John Patitucci, le batteur Brian Blade.
Avec la formule classique du quartette, Wayne Shorter repart de la liberté formelle du quintette avec Miles, pour aller de l’avant. Au fil des années et des disques (“Footprints Live”, “Alegria”, “Beyond the Sound Barrier”, le bien titré “Without a Net”, “Emanon”), on voit la formation se souder autour de son leader. Par quelques notes, ce dernier pouvait appeler telle ou telle partition de son répertoire aussitôt saisie au vol par sa rythmique qui l’emmenait en des régions insoupçonnées. Wayne Shorter se révélait plus concis que jamais, moins “technique” que jamais, totalement affranchi des nécessités de l’instrument qu’il pouvait abandonner soudain pour terminer sa phrase en la sifflant ou en la fredonnant, ou la laisser achever par l’un de ses comparses, puis convoquant soudain un grand air de guerrier de Star Wars pour réveiller son orchestre, le tout dans un extraordinaire bonheur du jeu collectif.
C’est un grand sage qui s’en va, très humble, très drôle, d’une puissance d’expression hors du commun, d’une imagination fantasque et insondable, qui sut, tant qu’il put monter sur scène et porter ses lèvres au bec de son saxophone, déjouer les déroutes du grand âge. Chapeau bas. Franck Bergerot