Jazz live
Publié le 4 Nov 2012

Wayne Shorter Quartet à Pleyel

Hier 3 décembre, Wayne Shorter, David Patitucci et Brian Blade triomphaient à Pleyel devant un public qu’ils entraînèrent aux pays des hommes-branchies.

 

Salle Pleyel, Paris (75), le 3 novembre 2012.


Wayne Shorter (saxes soprano et ténor), Herbie Hancock (piano), John Patitucci (contrebasse), Brian Blade (batterie).


L’autre matin, passant par la montagne pour gagner ma station, je m’attardais un moment pour observer le manège d’une corneille qui s’élevait de manière réitérée au-dessus d’un toit pour un jeter la noix dont elle s’était saisie dans l’espoir d’en briser la coquille. Le journal m’attendait et je ne pus m’attarder suffisamment longtemps pour la voir parvenir à ses fins, mais je lui aurais volontiers porté conseil en lui recommandant, par exemple, une surface bétonnée plutôt que ce toit métallique dont la relative élasticité des tôles amortissait le choc et donc l’ouverture de l’objet de son désir. J’ai connu une expérience semblable avec la musique du quartette de Wayne Shorter. Est-ce moi qui me suis jeté de façon à m’ouvrir à elle ? Ou elle que j’ai laissé se projeter à de nombreuses reprises sur les murs des différentes salles où je suis allé l’entendre, dans l’attente de la voir s’ouvrir à moi ? Je me souviens que je n’étais pas seul dans mon cas, rejoint même dans mon sentiment par quelques “grandes oreilles”, même si nous n’osions (nous)  l’avouer ouvertement. Mais à demi-mot, nous évoquions ces moments de grâce qu’il fallait mériter en traversant ces espèces de no man’s land où le public restait en marge de cette musique en train de se chercher, de cette brume épaisse où les quatre musiciens avançaient en ordre dispersé en s’envoyant des signaux pour se rallier les uns aux autres, ce qu’ils ne parvenaient à faire qu’à quelques moments clés du concert soudain jubilatoires. On voit ici, que j’introduis une troisième interprétation où l’orchestre, des années durant, aurait lui-même jeté sa musique sur la scène de ses concerts pour la voir s’ouvrir totalement. Je me souvins du dernier concert du Wayne Shorter Quartet à Pleyel justement. La coque, débarrassée de son brou, avait cédé, mais ses débris se mêlaient encore à la chair de l’amande de noix, interdisant le plaisir des  yeux et de la langue à en suivre les circonvolutions (quel bonheur lorsque l’on parvient à libérer l’amande intacte de son endocarpe, sans même en séparer les deux cerneaux), altérant la saveur qui ne s’épanouit vraiment que lorsque les cerneaux se laissent broyer sans résistance par les molaires.


Au fait, vous aimez les noix ? C’est la saison. En ce moment, elle est encore fraîche et si l’on ne prend garde de lui donner de l’air libre, elle tend à moisir. Fraîche, elle pose un dilemme : la fine membrane, appelée mésocarpe, qui en recouvre l’amande, lui donne une amertume qui n’est pas sans charme mais qui peut d’autant plus déplaire qu’elle n’est pas exempte d’un léger goût de moisissure. On peut l’en débarrasser délicatement en prenant bien garde de ne pas en séparer les deux cerneaux et tout le plaisir consiste à détacher les lambeaux les plus larges en épousant parfaitement le contour des circonvolutions. Ainsi dénudée, la noix est d’une saveur qui correspond bien à son état de fraîcheur – on la dirait rafraîchissante, comme l’eau d’une certaine source dont je me souviens à la ferme de la Montagne lorsque je traversais le Grand Lubéron à pied du plateau de Buoux à Vaugines –, mais elles est un peu fade, car elle n’a pas cette pointe bleutée de l’amande, “la vraie”, celle de l’amandier. Correctement séchée, la noix exhale – je n’en ai pas sous la main pour être plus précis – cette blondeur boisée dont l’œil trouvera l’équivalent dans l’examen du bois de noyer et la main à son toucher… Si je me suis un peu éloigné de mon sujet, c’est cette saveur où la coquille ne vient plus s’interposer que je goûtais pleinement lors d’un certain concert du Wayne Shorter Quartet à Metz l’an dernier et cette blondeur boisée qui s’exprimait hier au concert de Pleyel.


Non qu’ils en soient venus à jouer l’évidence. Sur scène, on les voit encore se chercher, s’interroger, remuer les stocks de partitions qui dorment sur leurs pupitres, parmi lesquels l’un d’eux farfouille soudain pour en extraire l’une d’elles avec une inquiétude soudaine, mais pour n’y jeter finalement qu’un regard distrait. Et si parfois Wayne Shorter en pointe une du doigt à l’attention de Danilo Pérez, on n’est jamais certain qu’il ne s’agisse pas d’une plaisanterie. C’est en tout cas Danilo qui pilote l’orchestre et conduit ses comparses d’un morceau à l’autre tout au long d’une longue suite dont je ne reconnaîtrai aucun thème. Eux s’y retrouvent, se pourchassant l’un l’autre dans une perpétuelle partie de cache cache, taisant se qu’ils s’apprêtaient à dire, laissant le soin à l’autre de l’exprimer ou d’en terminer la formulation, confiant parfois au seul public le soin de deviner, voire de réaliser mentalement, une intention à laquelle ils ont renoncé, ou entraînant le public avec lui dans ces unissons impromptus, ces tuttis explosifs, ces grooves désordonnés, ce sentiment d’être ensemble, mais pas tout à fait, dans une joyeuse débande. Grooves ? Disons : au singulier. Car ces suites par lesquelles ils ont l’habitude de commencer leurs concerts, elle “suivent” un sillon inexorable. Si l’expression du tempo est constamment déjouée, selon un vocabulaire de décomposition qui sous les baguettes de Brian Blade n’a rien de ce nouvel académisme vers lequel tend hélas trop souvent la batterie contemporaine, il est puissamment intériorisé et réinventé par l’abandon du flow habituel du jazz en croches au profit d’un jeu de valeurs rythmiques qui ne sont plus de l’ordre de cette dimension sportive auquel le jazz a toujours été attaché, mais de l’ordre du rêve.


Suivront des pièces plus courtes que l’on identifie à ces énigmatiques lancettes mélodiques du saxophone. Ma mémoire ne sut en nommer qu’une seule : Plaza Real que sifflota un jour Wayne Shorter sur une ritournelle à laquelle s’essayait le percussionniste José Rossy sur un concertina qu’il venait d’acheter dans une rue adjacente à la Plaza Real de Barcelone (réécouter “Procession” de Weather Report). On observe autant que l’on écoute ces quatre hommes se réjouir en musique. On observe et l’on écoute tout particulièrement Wayne. Avec ses comparses, mais toujours un peu ailleurs, dans l’un de ces mondes parallèles qu’il s’est inventé pour survivre à l’Amérique raciste et aux coups dont la vie ne l’a pas ménagé. Des gestes physiques et musicaux
(angles mélodiques, profondeurs harmoniques, suspensions rythmiques, projection du timbre) qui nous invitent à passer au-delà, peut-être du côté de ces
Water Babies du roman de Charles Kingsley (1863) qu’il lut à l’âge de douze ans et dont il semble avoir suivi le héros, Tom le ramoneur, au pays des hommes-branchies retirés dans l’élément liquide.


Franck Bergerot

 

 

PS : Reste une dernière parcelle de coquille qui, le bonheur du concert passé, reste crisser sous ma dent et sur laquelle ma voisine de rang, par ailleurs ravie, attire mon attention : la place un peu envahissante prise par Danilo Pérez. Je partage son sentiment qui est aussi celui de Blueraie. C’est cela même qu’elle avait détesté lors du précédent concert à Pleyel et qui l’a dissuadée de m’accompagner hier soir. Certes, le positionnement de Pérez au sein du groupe est indiscutable. C’est lui qui distribue “les partitions” et c’est ainsi que l’orchestre fonctionne. On ne peut pas accuser son jeu d’être péremptoire tant il est ludique, mais il est constamment plein et manque de mystère. À lui plus qu’à Hancock (mais probablement parce que Herbie avait su l’entendre) aurait pu s’adresser la remarque de Miles Davis : « ne joue pas les notes de beurre ». On pourrait accuser la sono d’un déséquilibre en faveur du piano. Je dirai plutôt que, comme d’habitude, que c’est trop fort. Sauf la batterie. Du coup, le piano qui est omniprésent semble asséné. Lorsque je dis « sauf la batterie », c’est jusqu’à un certain point, car c’est oublier qu’il a des fortissimo et que ses fortissimo sont de vrais fortissimo et là, ça envoie, et ça tend à couvrir le reste, ce qui donnerait raison au sonorisateur. Mais la constatation d’une telle dynamique du côté de la batterie, nous laisse supposer un déficit de dynamique du côté de Danilo Pérez qui, de même qu’il oublie le silence, oublie la nuance pianissimo. C’est dommage. Cette musique aspire tant au mystère.


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Hier 3 décembre, Wayne Shorter, David Patitucci et Brian Blade triomphaient à Pleyel devant un public qu’ils entraînèrent aux pays des hommes-branchies.

 

Salle Pleyel, Paris (75), le 3 novembre 2012.


Wayne Shorter (saxes soprano et ténor), Herbie Hancock (piano), John Patitucci (contrebasse), Brian Blade (batterie).


L’autre matin, passant par la montagne pour gagner ma station, je m’attardais un moment pour observer le manège d’une corneille qui s’élevait de manière réitérée au-dessus d’un toit pour un jeter la noix dont elle s’était saisie dans l’espoir d’en briser la coquille. Le journal m’attendait et je ne pus m’attarder suffisamment longtemps pour la voir parvenir à ses fins, mais je lui aurais volontiers porté conseil en lui recommandant, par exemple, une surface bétonnée plutôt que ce toit métallique dont la relative élasticité des tôles amortissait le choc et donc l’ouverture de l’objet de son désir. J’ai connu une expérience semblable avec la musique du quartette de Wayne Shorter. Est-ce moi qui me suis jeté de façon à m’ouvrir à elle ? Ou elle que j’ai laissé se projeter à de nombreuses reprises sur les murs des différentes salles où je suis allé l’entendre, dans l’attente de la voir s’ouvrir à moi ? Je me souviens que je n’étais pas seul dans mon cas, rejoint même dans mon sentiment par quelques “grandes oreilles”, même si nous n’osions (nous)  l’avouer ouvertement. Mais à demi-mot, nous évoquions ces moments de grâce qu’il fallait mériter en traversant ces espèces de no man’s land où le public restait en marge de cette musique en train de se chercher, de cette brume épaisse où les quatre musiciens avançaient en ordre dispersé en s’envoyant des signaux pour se rallier les uns aux autres, ce qu’ils ne parvenaient à faire qu’à quelques moments clés du concert soudain jubilatoires. On voit ici, que j’introduis une troisième interprétation où l’orchestre, des années durant, aurait lui-même jeté sa musique sur la scène de ses concerts pour la voir s’ouvrir totalement. Je me souvins du dernier concert du Wayne Shorter Quartet à Pleyel justement. La coque, débarrassée de son brou, avait cédé, mais ses débris se mêlaient encore à la chair de l’amande de noix, interdisant le plaisir des  yeux et de la langue à en suivre les circonvolutions (quel bonheur lorsque l’on parvient à libérer l’amande intacte de son endocarpe, sans même en séparer les deux cerneaux), altérant la saveur qui ne s’épanouit vraiment que lorsque les cerneaux se laissent broyer sans résistance par les molaires.


Au fait, vous aimez les noix ? C’est la saison. En ce moment, elle est encore fraîche et si l’on ne prend garde de lui donner de l’air libre, elle tend à moisir. Fraîche, elle pose un dilemme : la fine membrane, appelée mésocarpe, qui en recouvre l’amande, lui donne une amertume qui n’est pas sans charme mais qui peut d’autant plus déplaire qu’elle n’est pas exempte d’un léger goût de moisissure. On peut l’en débarrasser délicatement en prenant bien garde de ne pas en séparer les deux cerneaux et tout le plaisir consiste à détacher les lambeaux les plus larges en épousant parfaitement le contour des circonvolutions. Ainsi dénudée, la noix est d’une saveur qui correspond bien à son état de fraîcheur – on la dirait rafraîchissante, comme l’eau d’une certaine source dont je me souviens à la ferme de la Montagne lorsque je traversais le Grand Lubéron à pied du plateau de Buoux à Vaugines –, mais elles est un peu fade, car elle n’a pas cette pointe bleutée de l’amande, “la vraie”, celle de l’amandier. Correctement séchée, la noix exhale – je n’en ai pas sous la main pour être plus précis – cette blondeur boisée dont l’œil trouvera l’équivalent dans l’examen du bois de noyer et la main à son toucher… Si je me suis un peu éloigné de mon sujet, c’est cette saveur où la coquille ne vient plus s’interposer que je goûtais pleinement lors d’un certain concert du Wayne Shorter Quartet à Metz l’an dernier et cette blondeur boisée qui s’exprimait hier au concert de Pleyel.


Non qu’ils en soient venus à jouer l’évidence. Sur scène, on les voit encore se chercher, s’interroger, remuer les stocks de partitions qui dorment sur leurs pupitres, parmi lesquels l’un d’eux farfouille soudain pour en extraire l’une d’elles avec une inquiétude soudaine, mais pour n’y jeter finalement qu’un regard distrait. Et si parfois Wayne Shorter en pointe une du doigt à l’attention de Danilo Pérez, on n’est jamais certain qu’il ne s’agisse pas d’une plaisanterie. C’est en tout cas Danilo qui pilote l’orchestre et conduit ses comparses d’un morceau à l’autre tout au long d’une longue suite dont je ne reconnaîtrai aucun thème. Eux s’y retrouvent, se pourchassant l’un l’autre dans une perpétuelle partie de cache cache, taisant se qu’ils s’apprêtaient à dire, laissant le soin à l’autre de l’exprimer ou d’en terminer la formulation, confiant parfois au seul public le soin de deviner, voire de réaliser mentalement, une intention à laquelle ils ont renoncé, ou entraînant le public avec lui dans ces unissons impromptus, ces tuttis explosifs, ces grooves désordonnés, ce sentiment d’être ensemble, mais pas tout à fait, dans une joyeuse débande. Grooves ? Disons : au singulier. Car ces suites par lesquelles ils ont l’habitude de commencer leurs concerts, elle “suivent” un sillon inexorable. Si l’expression du tempo est constamment déjouée, selon un vocabulaire de décomposition qui sous les baguettes de Brian Blade n’a rien de ce nouvel académisme vers lequel tend hélas trop souvent la batterie contemporaine, il est puissamment intériorisé et réinventé par l’abandon du flow habituel du jazz en croches au profit d’un jeu de valeurs rythmiques qui ne sont plus de l’ordre de cette dimension sportive auquel le jazz a toujours été attaché, mais de l’ordre du rêve.


Suivront des pièces plus courtes que l’on identifie à ces énigmatiques lancettes mélodiques du saxophone. Ma mémoire ne sut en nommer qu’une seule : Plaza Real que sifflota un jour Wayne Shorter sur une ritournelle à laquelle s’essayait le percussionniste José Rossy sur un concertina qu’il venait d’acheter dans une rue adjacente à la Plaza Real de Barcelone (réécouter “Procession” de Weather Report). On observe autant que l’on écoute ces quatre hommes se réjouir en musique. On observe et l’on écoute tout particulièrement Wayne. Avec ses comparses, mais toujours un peu ailleurs, dans l’un de ces mondes parallèles qu’il s’est inventé pour survivre à l’Amérique raciste et aux coups dont la vie ne l’a pas ménagé. Des gestes physiques et musicaux
(angles mélodiques, profondeurs harmoniques, suspensions rythmiques, projection du timbre) qui nous invitent à passer au-delà, peut-être du côté de ces
Water Babies du roman de Charles Kingsley (1863) qu’il lut à l’âge de douze ans et dont il semble avoir suivi le héros, Tom le ramoneur, au pays des hommes-branchies retirés dans l’élément liquide.


Franck Bergerot

 

 

PS : Reste une dernière parcelle de coquille qui, le bonheur du concert passé, reste crisser sous ma dent et sur laquelle ma voisine de rang, par ailleurs ravie, attire mon attention : la place un peu envahissante prise par Danilo Pérez. Je partage son sentiment qui est aussi celui de Blueraie. C’est cela même qu’elle avait détesté lors du précédent concert à Pleyel et qui l’a dissuadée de m’accompagner hier soir. Certes, le positionnement de Pérez au sein du groupe est indiscutable. C’est lui qui distribue “les partitions” et c’est ainsi que l’orchestre fonctionne. On ne peut pas accuser son jeu d’être péremptoire tant il est ludique, mais il est constamment plein et manque de mystère. À lui plus qu’à Hancock (mais probablement parce que Herbie avait su l’entendre) aurait pu s’adresser la remarque de Miles Davis : « ne joue pas les notes de beurre ». On pourrait accuser la sono d’un déséquilibre en faveur du piano. Je dirai plutôt que, comme d’habitude, que c’est trop fort. Sauf la batterie. Du coup, le piano qui est omniprésent semble asséné. Lorsque je dis « sauf la batterie », c’est jusqu’à un certain point, car c’est oublier qu’il a des fortissimo et que ses fortissimo sont de vrais fortissimo et là, ça envoie, et ça tend à couvrir le reste, ce qui donnerait raison au sonorisateur. Mais la constatation d’une telle dynamique du côté de la batterie, nous laisse supposer un déficit de dynamique du côté de Danilo Pérez qui, de même qu’il oublie le silence, oublie la nuance pianissimo. C’est dommage. Cette musique aspire tant au mystère.


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Hier 3 décembre, Wayne Shorter, David Patitucci et Brian Blade triomphaient à Pleyel devant un public qu’ils entraînèrent aux pays des hommes-branchies.

 

Salle Pleyel, Paris (75), le 3 novembre 2012.


Wayne Shorter (saxes soprano et ténor), Herbie Hancock (piano), John Patitucci (contrebasse), Brian Blade (batterie).


L’autre matin, passant par la montagne pour gagner ma station, je m’attardais un moment pour observer le manège d’une corneille qui s’élevait de manière réitérée au-dessus d’un toit pour un jeter la noix dont elle s’était saisie dans l’espoir d’en briser la coquille. Le journal m’attendait et je ne pus m’attarder suffisamment longtemps pour la voir parvenir à ses fins, mais je lui aurais volontiers porté conseil en lui recommandant, par exemple, une surface bétonnée plutôt que ce toit métallique dont la relative élasticité des tôles amortissait le choc et donc l’ouverture de l’objet de son désir. J’ai connu une expérience semblable avec la musique du quartette de Wayne Shorter. Est-ce moi qui me suis jeté de façon à m’ouvrir à elle ? Ou elle que j’ai laissé se projeter à de nombreuses reprises sur les murs des différentes salles où je suis allé l’entendre, dans l’attente de la voir s’ouvrir à moi ? Je me souviens que je n’étais pas seul dans mon cas, rejoint même dans mon sentiment par quelques “grandes oreilles”, même si nous n’osions (nous)  l’avouer ouvertement. Mais à demi-mot, nous évoquions ces moments de grâce qu’il fallait mériter en traversant ces espèces de no man’s land où le public restait en marge de cette musique en train de se chercher, de cette brume épaisse où les quatre musiciens avançaient en ordre dispersé en s’envoyant des signaux pour se rallier les uns aux autres, ce qu’ils ne parvenaient à faire qu’à quelques moments clés du concert soudain jubilatoires. On voit ici, que j’introduis une troisième interprétation où l’orchestre, des années durant, aurait lui-même jeté sa musique sur la scène de ses concerts pour la voir s’ouvrir totalement. Je me souvins du dernier concert du Wayne Shorter Quartet à Pleyel justement. La coque, débarrassée de son brou, avait cédé, mais ses débris se mêlaient encore à la chair de l’amande de noix, interdisant le plaisir des  yeux et de la langue à en suivre les circonvolutions (quel bonheur lorsque l’on parvient à libérer l’amande intacte de son endocarpe, sans même en séparer les deux cerneaux), altérant la saveur qui ne s’épanouit vraiment que lorsque les cerneaux se laissent broyer sans résistance par les molaires.


Au fait, vous aimez les noix ? C’est la saison. En ce moment, elle est encore fraîche et si l’on ne prend garde de lui donner de l’air libre, elle tend à moisir. Fraîche, elle pose un dilemme : la fine membrane, appelée mésocarpe, qui en recouvre l’amande, lui donne une amertume qui n’est pas sans charme mais qui peut d’autant plus déplaire qu’elle n’est pas exempte d’un léger goût de moisissure. On peut l’en débarrasser délicatement en prenant bien garde de ne pas en séparer les deux cerneaux et tout le plaisir consiste à détacher les lambeaux les plus larges en épousant parfaitement le contour des circonvolutions. Ainsi dénudée, la noix est d’une saveur qui correspond bien à son état de fraîcheur – on la dirait rafraîchissante, comme l’eau d’une certaine source dont je me souviens à la ferme de la Montagne lorsque je traversais le Grand Lubéron à pied du plateau de Buoux à Vaugines –, mais elles est un peu fade, car elle n’a pas cette pointe bleutée de l’amande, “la vraie”, celle de l’amandier. Correctement séchée, la noix exhale – je n’en ai pas sous la main pour être plus précis – cette blondeur boisée dont l’œil trouvera l’équivalent dans l’examen du bois de noyer et la main à son toucher… Si je me suis un peu éloigné de mon sujet, c’est cette saveur où la coquille ne vient plus s’interposer que je goûtais pleinement lors d’un certain concert du Wayne Shorter Quartet à Metz l’an dernier et cette blondeur boisée qui s’exprimait hier au concert de Pleyel.


Non qu’ils en soient venus à jouer l’évidence. Sur scène, on les voit encore se chercher, s’interroger, remuer les stocks de partitions qui dorment sur leurs pupitres, parmi lesquels l’un d’eux farfouille soudain pour en extraire l’une d’elles avec une inquiétude soudaine, mais pour n’y jeter finalement qu’un regard distrait. Et si parfois Wayne Shorter en pointe une du doigt à l’attention de Danilo Pérez, on n’est jamais certain qu’il ne s’agisse pas d’une plaisanterie. C’est en tout cas Danilo qui pilote l’orchestre et conduit ses comparses d’un morceau à l’autre tout au long d’une longue suite dont je ne reconnaîtrai aucun thème. Eux s’y retrouvent, se pourchassant l’un l’autre dans une perpétuelle partie de cache cache, taisant se qu’ils s’apprêtaient à dire, laissant le soin à l’autre de l’exprimer ou d’en terminer la formulation, confiant parfois au seul public le soin de deviner, voire de réaliser mentalement, une intention à laquelle ils ont renoncé, ou entraînant le public avec lui dans ces unissons impromptus, ces tuttis explosifs, ces grooves désordonnés, ce sentiment d’être ensemble, mais pas tout à fait, dans une joyeuse débande. Grooves ? Disons : au singulier. Car ces suites par lesquelles ils ont l’habitude de commencer leurs concerts, elle “suivent” un sillon inexorable. Si l’expression du tempo est constamment déjouée, selon un vocabulaire de décomposition qui sous les baguettes de Brian Blade n’a rien de ce nouvel académisme vers lequel tend hélas trop souvent la batterie contemporaine, il est puissamment intériorisé et réinventé par l’abandon du flow habituel du jazz en croches au profit d’un jeu de valeurs rythmiques qui ne sont plus de l’ordre de cette dimension sportive auquel le jazz a toujours été attaché, mais de l’ordre du rêve.


Suivront des pièces plus courtes que l’on identifie à ces énigmatiques lancettes mélodiques du saxophone. Ma mémoire ne sut en nommer qu’une seule : Plaza Real que sifflota un jour Wayne Shorter sur une ritournelle à laquelle s’essayait le percussionniste José Rossy sur un concertina qu’il venait d’acheter dans une rue adjacente à la Plaza Real de Barcelone (réécouter “Procession” de Weather Report). On observe autant que l’on écoute ces quatre hommes se réjouir en musique. On observe et l’on écoute tout particulièrement Wayne. Avec ses comparses, mais toujours un peu ailleurs, dans l’un de ces mondes parallèles qu’il s’est inventé pour survivre à l’Amérique raciste et aux coups dont la vie ne l’a pas ménagé. Des gestes physiques et musicaux
(angles mélodiques, profondeurs harmoniques, suspensions rythmiques, projection du timbre) qui nous invitent à passer au-delà, peut-être du côté de ces
Water Babies du roman de Charles Kingsley (1863) qu’il lut à l’âge de douze ans et dont il semble avoir suivi le héros, Tom le ramoneur, au pays des hommes-branchies retirés dans l’élément liquide.


Franck Bergerot

 

 

PS : Reste une dernière parcelle de coquille qui, le bonheur du concert passé, reste crisser sous ma dent et sur laquelle ma voisine de rang, par ailleurs ravie, attire mon attention : la place un peu envahissante prise par Danilo Pérez. Je partage son sentiment qui est aussi celui de Blueraie. C’est cela même qu’elle avait détesté lors du précédent concert à Pleyel et qui l’a dissuadée de m’accompagner hier soir. Certes, le positionnement de Pérez au sein du groupe est indiscutable. C’est lui qui distribue “les partitions” et c’est ainsi que l’orchestre fonctionne. On ne peut pas accuser son jeu d’être péremptoire tant il est ludique, mais il est constamment plein et manque de mystère. À lui plus qu’à Hancock (mais probablement parce que Herbie avait su l’entendre) aurait pu s’adresser la remarque de Miles Davis : « ne joue pas les notes de beurre ». On pourrait accuser la sono d’un déséquilibre en faveur du piano. Je dirai plutôt que, comme d’habitude, que c’est trop fort. Sauf la batterie. Du coup, le piano qui est omniprésent semble asséné. Lorsque je dis « sauf la batterie », c’est jusqu’à un certain point, car c’est oublier qu’il a des fortissimo et que ses fortissimo sont de vrais fortissimo et là, ça envoie, et ça tend à couvrir le reste, ce qui donnerait raison au sonorisateur. Mais la constatation d’une telle dynamique du côté de la batterie, nous laisse supposer un déficit de dynamique du côté de Danilo Pérez qui, de même qu’il oublie le silence, oublie la nuance pianissimo. C’est dommage. Cette musique aspire tant au mystère.


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Hier 3 décembre, Wayne Shorter, David Patitucci et Brian Blade triomphaient à Pleyel devant un public qu’ils entraînèrent aux pays des hommes-branchies.

 

Salle Pleyel, Paris (75), le 3 novembre 2012.


Wayne Shorter (saxes soprano et ténor), Herbie Hancock (piano), John Patitucci (contrebasse), Brian Blade (batterie).


L’autre matin, passant par la montagne pour gagner ma station, je m’attardais un moment pour observer le manège d’une corneille qui s’élevait de manière réitérée au-dessus d’un toit pour un jeter la noix dont elle s’était saisie dans l’espoir d’en briser la coquille. Le journal m’attendait et je ne pus m’attarder suffisamment longtemps pour la voir parvenir à ses fins, mais je lui aurais volontiers porté conseil en lui recommandant, par exemple, une surface bétonnée plutôt que ce toit métallique dont la relative élasticité des tôles amortissait le choc et donc l’ouverture de l’objet de son désir. J’ai connu une expérience semblable avec la musique du quartette de Wayne Shorter. Est-ce moi qui me suis jeté de façon à m’ouvrir à elle ? Ou elle que j’ai laissé se projeter à de nombreuses reprises sur les murs des différentes salles où je suis allé l’entendre, dans l’attente de la voir s’ouvrir à moi ? Je me souviens que je n’étais pas seul dans mon cas, rejoint même dans mon sentiment par quelques “grandes oreilles”, même si nous n’osions (nous)  l’avouer ouvertement. Mais à demi-mot, nous évoquions ces moments de grâce qu’il fallait mériter en traversant ces espèces de no man’s land où le public restait en marge de cette musique en train de se chercher, de cette brume épaisse où les quatre musiciens avançaient en ordre dispersé en s’envoyant des signaux pour se rallier les uns aux autres, ce qu’ils ne parvenaient à faire qu’à quelques moments clés du concert soudain jubilatoires. On voit ici, que j’introduis une troisième interprétation où l’orchestre, des années durant, aurait lui-même jeté sa musique sur la scène de ses concerts pour la voir s’ouvrir totalement. Je me souvins du dernier concert du Wayne Shorter Quartet à Pleyel justement. La coque, débarrassée de son brou, avait cédé, mais ses débris se mêlaient encore à la chair de l’amande de noix, interdisant le plaisir des  yeux et de la langue à en suivre les circonvolutions (quel bonheur lorsque l’on parvient à libérer l’amande intacte de son endocarpe, sans même en séparer les deux cerneaux), altérant la saveur qui ne s’épanouit vraiment que lorsque les cerneaux se laissent broyer sans résistance par les molaires.


Au fait, vous aimez les noix ? C’est la saison. En ce moment, elle est encore fraîche et si l’on ne prend garde de lui donner de l’air libre, elle tend à moisir. Fraîche, elle pose un dilemme : la fine membrane, appelée mésocarpe, qui en recouvre l’amande, lui donne une amertume qui n’est pas sans charme mais qui peut d’autant plus déplaire qu’elle n’est pas exempte d’un léger goût de moisissure. On peut l’en débarrasser délicatement en prenant bien garde de ne pas en séparer les deux cerneaux et tout le plaisir consiste à détacher les lambeaux les plus larges en épousant parfaitement le contour des circonvolutions. Ainsi dénudée, la noix est d’une saveur qui correspond bien à son état de fraîcheur – on la dirait rafraîchissante, comme l’eau d’une certaine source dont je me souviens à la ferme de la Montagne lorsque je traversais le Grand Lubéron à pied du plateau de Buoux à Vaugines –, mais elles est un peu fade, car elle n’a pas cette pointe bleutée de l’amande, “la vraie”, celle de l’amandier. Correctement séchée, la noix exhale – je n’en ai pas sous la main pour être plus précis – cette blondeur boisée dont l’œil trouvera l’équivalent dans l’examen du bois de noyer et la main à son toucher… Si je me suis un peu éloigné de mon sujet, c’est cette saveur où la coquille ne vient plus s’interposer que je goûtais pleinement lors d’un certain concert du Wayne Shorter Quartet à Metz l’an dernier et cette blondeur boisée qui s’exprimait hier au concert de Pleyel.


Non qu’ils en soient venus à jouer l’évidence. Sur scène, on les voit encore se chercher, s’interroger, remuer les stocks de partitions qui dorment sur leurs pupitres, parmi lesquels l’un d’eux farfouille soudain pour en extraire l’une d’elles avec une inquiétude soudaine, mais pour n’y jeter finalement qu’un regard distrait. Et si parfois Wayne Shorter en pointe une du doigt à l’attention de Danilo Pérez, on n’est jamais certain qu’il ne s’agisse pas d’une plaisanterie. C’est en tout cas Danilo qui pilote l’orchestre et conduit ses comparses d’un morceau à l’autre tout au long d’une longue suite dont je ne reconnaîtrai aucun thème. Eux s’y retrouvent, se pourchassant l’un l’autre dans une perpétuelle partie de cache cache, taisant se qu’ils s’apprêtaient à dire, laissant le soin à l’autre de l’exprimer ou d’en terminer la formulation, confiant parfois au seul public le soin de deviner, voire de réaliser mentalement, une intention à laquelle ils ont renoncé, ou entraînant le public avec lui dans ces unissons impromptus, ces tuttis explosifs, ces grooves désordonnés, ce sentiment d’être ensemble, mais pas tout à fait, dans une joyeuse débande. Grooves ? Disons : au singulier. Car ces suites par lesquelles ils ont l’habitude de commencer leurs concerts, elle “suivent” un sillon inexorable. Si l’expression du tempo est constamment déjouée, selon un vocabulaire de décomposition qui sous les baguettes de Brian Blade n’a rien de ce nouvel académisme vers lequel tend hélas trop souvent la batterie contemporaine, il est puissamment intériorisé et réinventé par l’abandon du flow habituel du jazz en croches au profit d’un jeu de valeurs rythmiques qui ne sont plus de l’ordre de cette dimension sportive auquel le jazz a toujours été attaché, mais de l’ordre du rêve.


Suivront des pièces plus courtes que l’on identifie à ces énigmatiques lancettes mélodiques du saxophone. Ma mémoire ne sut en nommer qu’une seule : Plaza Real que sifflota un jour Wayne Shorter sur une ritournelle à laquelle s’essayait le percussionniste José Rossy sur un concertina qu’il venait d’acheter dans une rue adjacente à la Plaza Real de Barcelone (réécouter “Procession” de Weather Report). On observe autant que l’on écoute ces quatre hommes se réjouir en musique. On observe et l’on écoute tout particulièrement Wayne. Avec ses comparses, mais toujours un peu ailleurs, dans l’un de ces mondes parallèles qu’il s’est inventé pour survivre à l’Amérique raciste et aux coups dont la vie ne l’a pas ménagé. Des gestes physiques et musicaux
(angles mélodiques, profondeurs harmoniques, suspensions rythmiques, projection du timbre) qui nous invitent à passer au-delà, peut-être du côté de ces
Water Babies du roman de Charles Kingsley (1863) qu’il lut à l’âge de douze ans et dont il semble avoir suivi le héros, Tom le ramoneur, au pays des hommes-branchies retirés dans l’élément liquide.


Franck Bergerot

 

 

PS : Reste une dernière parcelle de coquille qui, le bonheur du concert passé, reste crisser sous ma dent et sur laquelle ma voisine de rang, par ailleurs ravie, attire mon attention : la place un peu envahissante prise par Danilo Pérez. Je partage son sentiment qui est aussi celui de Blueraie. C’est cela même qu’elle avait détesté lors du précédent concert à Pleyel et qui l’a dissuadée de m’accompagner hier soir. Certes, le positionnement de Pérez au sein du groupe est indiscutable. C’est lui qui distribue “les partitions” et c’est ainsi que l’orchestre fonctionne. On ne peut pas accuser son jeu d’être péremptoire tant il est ludique, mais il est constamment plein et manque de mystère. À lui plus qu’à Hancock (mais probablement parce que Herbie avait su l’entendre) aurait pu s’adresser la remarque de Miles Davis : « ne joue pas les notes de beurre ». On pourrait accuser la sono d’un déséquilibre en faveur du piano. Je dirai plutôt que, comme d’habitude, que c’est trop fort. Sauf la batterie. Du coup, le piano qui est omniprésent semble asséné. Lorsque je dis « sauf la batterie », c’est jusqu’à un certain point, car c’est oublier qu’il a des fortissimo et que ses fortissimo sont de vrais fortissimo et là, ça envoie, et ça tend à couvrir le reste, ce qui donnerait raison au sonorisateur. Mais la constatation d’une telle dynamique du côté de la batterie, nous laisse supposer un déficit de dynamique du côté de Danilo Pérez qui, de même qu’il oublie le silence, oublie la nuance pianissimo. C’est dommage. Cette musique aspire tant au mystère.