De retour au Roll’s avec Wonderland, piano solo de Guilhem Fontès

Un concert solo du pianiste Guilhem Fontès jouant avec notre imaginaire autour de son programme Wonderland, c’était samedi soir au Roll’s , cette institution marseillaise, rue des Muettes qui ouvre ses portes à 18 heures toutes les semaines. www.rollstudio.fr
Au coeur de ce quartier historique et populaire, le Roll’s créé en 2008 par Claire Abram et Claude Norbert aujourd’hui disparu, accueille des concerts de jazz et de musiques improvisées le samedi soir. Claire qui aime partager ses coups de coeur a invité ce soir Guilhem Fontès pour la sortie de son album solo Wonderland.
Hors des sentiers battus: une expérience peu commune
Après le conservatoire de Marseille et le Conservatoire Royal de Bruxelles, le pianiste, compositeur et improvisateur n’a eu de cesse de se renouveler, de se déployer autrement, de vivre des expériences transdisciplinaires jusqu’à ce dernier Wonderland d’après l’histoire d’Alice de Lewis Carroll. Son aisance lui vient d’une longue pratique dans le spectacle vivant avec des compagnies de cirque contemporain (Akoreacro, les Nouveaux Nez), la Compagnie Alamourak qui fait dialoguer théâtre, musique et arts visuels. Il joue parallèlement au sein d’une formation jazz Tapir Quartet aux côtés de Fred Pichot, Philippe Guiraud et Thomas Bourgeois. En 2020, il se lance avec le Nonsense Ensemble, groupe de musique improvisée d’invention musicale autour de lectures de textes littéraires. En 2021, il tente une nouvelle aventure avec l’acrobate circassienne Cannelle Maire, leur compagnie Plooc’s-’Ploc’s unissant ainsi les pratiques du cirque et de la musique dans toute leur singularité. Une façon d’approfondir sa réflexion sur le rapport de la musique à la scène.L’Atrium FANTAISIE CHROMATIQUE EN FANTÔME MINEUR
Sous le signe de l’imaginaire et de la transformation : Wonderland.
Plutôt versatile (au sens des Anglo-saxons), le pianiste aime se frotter à divers genres, styles et techniques mais cette fois il s’est livré à un travail plus solitaire, peut être un auto-portrait avec ce solo, un concept album moins consacré au conte de Lewis Carroll qu’à l’emprise de l’imaginaire. Il est question de reflet, d’une traversée des apparences, de mise en danger parfois avec ce passage au-delà du miroir. Le piano devient un miroir réfléchissant dans lequel en se penchant suffisamment, on peut s’engouffrer, se perdre ou le dominer pour qu’il ne résiste plus. Au travers d’une dizaine de miniatures changeantes, de bibelots sonores aux rythmiques variées, à la dimension narrative ou émotionnelle, un paysage jamais immobile voyage devant nos yeux avec des monstres plus ou moins inquiétants de Carroll comme ce Cheshire Cat ou encore le quadrille des homards. Si Wonderland fait immédiatement référence à Alice, elle n’apparaît pourtant dans aucun des titres ni Humpty Dumpty ou the Mad Hatter mais d’autres créatures sorties de l’imaginaire du pianiste surgissent au fil du concert se glissant dans un phrasé plus ou moins acrobatique. Variant les nuances et atmosphères de l’instrument, il fait se croiser mystères et monstres, instantanés et interludes dans des pièces brèves qui nous baladent en Orient avec la figure de Shadawar, évoquent un Bateau et un Piano volant (le cirque fait alors retour avec son acrobate). L’excentrique Erik Satie a aussi sa place en tant que figure extra-ordinaire, créature étrange, authentique personnage de fiction.

Les claviers sont à l’honneur avec le rôle mélodique principal mais il s’agit aussi de jouer avec les textures électroniques en explorant les possibilités du Korg minilog avec pédales d’effets (un son de basses plus “modernes”), le piano arrangé avec du delay (écho) même quand il n’est pas préparé. Le pianiste fait appel à toute une palette de sons qui élargissent le champ, le spectre musical et n’hésite pas à dialoguer avec le zarb de l’ami Thomas Bourgeois sur trois titres, en fin de concert, à jouer de la clarinette et à inclure un violoncelle sur le CD uniquement. Une polyphonie instrumentale dans ce voyage qui touche à l’intime autant qu’il élargit notre horizon. Une certaine sophistication technique jointe à l’artisanat d’un « joueur » de piano, faux débutant qui débarque dans le solo, riche de l’expérience d’un background solide. Nourri par tout un héritage d’influences classiques, contemporaines et jazz, Guilhem Fontès, guidé par Bach (ses fugues à 2, 3 voire 5 voix), Satie-pour aller très vite, plus encore que Ravel ou Monk, accomplit une traversée musicale originale. Certains des cheminements sont prévus donc écrits et d’autres totalement laissés à l’improvisation. D’où une indéniable virtuosité qu’induisent ces fantaisies chromatiques en mineur. Car il ne lui manque rien et surtout pas la maîtrise de l’improvisation (sur des grilles et métriques définies ou totalement libres) tant sa partition intérieure est imprimée dans son jeu, son corps. Il nous en donnera la preuve en se livrant à deux exercices qui pourraient s’avérer risqués quand il demande au public de lui fournir une trame, une histoire (lieux, situations, personnages) à partir de laquelle il invente une musique dans l’instant. Jamais à court d’idées musicales, ces histoires folles, il les transforme en une musique dont certains mouvements introduisent même le passage heurté du Sacre du Tympan, les accords plaqués après un rythme syncopé pour illustrer le personnage demandé de Nijinski. L’imaginaire sans filet mais une connivence très active à l’arrivée de l’exercice. Succès assuré auprès du public.
Au Roll’s, on se trouve au plus près du musicien, appréciant ainsi sa joyeuse dextérité. Jouant de nombreuses figures possibles, ses mains s’envolent au dessus des touches, se croisent, impriment comme des virgules, d’un doigt. Toucher percussif abrupt, inattendu parfois, aux envolées fougueuses ou plutôt caressant, exploration malicieuse des formes, surprises mélodiques et rythmiques. Voilà un pianiste qui se soucie pourtant peu de démonstration dans ce répertoire vraiment personnel, car attentif à son propos, à la justesse de son ressenti et de celui du public venu l’écouter.
Le concert
Le concert ce soir ne suit pas l’ordre de l’album mais le programme l’étoffe en deux set lists soigneusement montées. Le premier titre, une Ouverture orientalisante nous installe au coeur du sujet, à travers le miroir, avec ostinato main gauche, piano préparé selon les effets désirés (thème de cloches, des tacs percussifs, des clics métalliques, des gommes étouffant les cordes, des boulons qui libèrent d’autres harmoniques).

Après cette petite logistique, le piano libéré danse le quadrille des homards, absurde et humoristique. Avec Shadawar, on reste en orient avec cette créature mythologique de la Perse antique. Le vent en s’engouffrant dans sa corne fait naitre de la musique à partir d’une boucle au korg qui permet de lancer la clarinette. C’est la fête des mesures asymétriques ( 7/8, 9/8, 5/4), des systèmes rythmiques complexes en rapport étroit à la modalité de musiques de tradition orale. Guilhem reconnaît aimer le Serbe Bojan Z qui, à l’idiome jazz, a su ajouter les « standards » des Balkans, sa musique d’origine et encore Tigran Hamasyan qui l’étonne toujours par sa virtuosité dans l’intégration des rythmiques et figures arméniennes, développant des grooves singuliers et frictions rythmiques intéressantes.

Un autre personnage est développé dans Tapir control qui termine le premier set: un groove jazz rock, des riffs de mode oriental, mesures en 5/4 pour le thème, puis une grande partie improvisée, les basses assurées par le korg avec pédales d’effet. Assurément une grande vigueur rythmique pour placer ce “manifeste” d’une nouvelle espèce, le tapir…
Suivant son plan de route, son lyrisme tendu se fait entendre dans le deuxième set où Satie a le beau rôle. Il le mérite ce drôle d’oiseau qui ne sortait jamais sans un parapluie qu’il laissait soigneusement fermé, qui porta sept ans un costume de velours côtelé gris ou jaune, acheté en sept exemplaires. Ses trois premières gnossiennes plus connues sont écrites sans barre de mesures ni indication de tempos mais avec des annotations, didascalies du genre “Concentrez-vous” pour jouer une série d’arpèges répétés. Deux pièces sont reprises, la Première Gnossienne passée à la moulinette, réharmonisée, désarticulée rythmiquement, avec des harmonies jazz, des voicings complexes. La musique de Satie, familière, a inspiré des jazzmen et on le comprend en écoutant cette version parfaite pour un standard comme l’avait compris Jacques Loussier. Par contre La troisième Gnossienne est jouée telle que Satie l’avait écrite mais augmentée ensuite sans transition immédiatement perceptible d’une version seconde, un développement improvisé sur la main gauche. Wonderland traduirait entre autre un intérêt pour les musiques répétitives aux imbrications rythmiques avec déphasages, ostinato en quatre temps et métrique en trois temps pour la basse de la main gauche.

Pour les derniers morceaux Nayam de Thomas Bourgeois et un Cheshire Cat cartoonesque et désopilant (où l’ on croirait voir courir sur le clavier le félin souriant aux dents pointues), intervient le zarb, fascinant pour les sons et les rythmes produits par ces percussions digitales, intimement liées à la mystique des poètes soufis. Le zarb est un petit tambour en forme de calice dont l’ouverture est fermée par une peau tendue, la main gauche est posée sur le sommet de l’instrument, les doigts en frappent le bord de la pulpe, la main droite alternativement vient frapper le centre ou le bord de la peau. Son rôle est l’accompagnement des instruments mélodiques dont il suit le rythme ou joue sur le placement des accents.
Le concert se termine avec cet Exit bien nommé, petite valse aux couleurs et harmonies jazz. Intrigante, jamais consensuelle, ludique, cette performance qui joue avec le suspense et la dramatisation comme dans tout bon scénario, mérite d’être suivie en live mais on peut aussi découvrir la teneur de cette aventure poétique en CD. Guilhem Fontès a écrit des compositions sans nostalgie mais non sans magie où demeure un peu de l’univers du cirque qu’il connaît bien. Eclat, mystère et poésie auxquels il donne vie avec un sens du vertige. Un talent vraiment singulier, un univers en devenir qui a su déjà s’ouvrir à tant d’influences alors qu’ il lui reste encore tant de possibles.
Sophie Chambon
