Yvan Robilliard Trio Lifetimes au Petit Duc aixois
Retrouvailles avec le Petit Duc en ce vendredi 13 octobre pour un concert de jazz du trio Heartbeat d’ Yvan Robilliard qui revient sur le Lifetime de Tony Williams…
En préambule, rappelons l’originalité du Petit Duc qui favorise le jazz live en salle mais aussi en direct sur sa webtélé animée de main de maître par le réalisateur Eric Hadzinikitas. Une salle qui a innové en temps de pandémie en recourant à de nouveaux outils de captation pour maintenir la diffusion des concerts sans streaming inscrits à la programmation.
Pourquoi ai-je choisi pour mes retrouvailles avec la salle aixoise du Petit Duc qui a fait sa rentrée fin septembre, le concert en trio du pianiste Yvan Robilliard dans un programme intitulé Lifetimes (avec un s), A Tribute to Tony Williams’ Lifetime?Je le découvre ce soir leader d’un trio Heartbeat alors que je ne l’avais entendu jusque là qu’accompagnateur du Jus de Bocse du trompettiste Médéric Collignon dans le MoOvies de 20016, du Chronos in USA de Marjolaine Reymond en 2008, ou encore de la Spider Danse d’ Hubert Dupont en 2007… Voilà un musicien qui sait prendre le temps, actif sur la scène hexagonale depuis longtemps…
Serais-je encore sous l’influence de la lecture passionnante du petit ouvrage de Laurent de Wilde aux éditions de la Philharmonie, consacré au génial Robert MOOG ( prononcer à la hollandaise)?
Opus qui m’a permis de remonter à un autre de ses livres sur ces merveilleux fous du son avec leur drôles de machines… De l’orgue Hammond pionnier à l’échantillonneur en passant par le Fender Rhodes mariant piano et électricité, sans oublier l’encombrant Moog et surtout le Mini Moog, le Prophet 5 et autres boîtes à rythmes qui ont transformé le son du jazz, du rock …. mais aussi le langage des musiciens. Toujours est il que j’ai eu envie de me plonger dans ces « sons machiniques” mystérieux qui obsédaient inventeurs musiciens programmeurs.
Mais ne va t-on pas entendre un de ces innombrables projets « Hommage« , dédié au batteur révolutionnaire du deuxième quintet de Miles? Ce Tony Williams juvénile qui, après leur séparation, créa en 1969 une première version des Lifetimes à venir, en trio avec le guitariste John McLaughlin et l’organiste Larry Young (avec des albums séminaux comme Lifetime et Emergency).
Jazz rock, fusion…une musique d’improvisation libre, de métriques complexes, au groove incendiaire, aux expérimentations électroniques qui a un demi siècle mais qui connaît comme un retour vers le futur.
Une expression connue mais d’autant plus pertinente quand Yvan Robilliard évoque le rôle décisif du contrebassiste Daniel Yvinec, l’un des meilleurs D.A qui soient. Et je me souviens alors de son Recycling the Future de 2002 où ce maboule de sons et d’images, creusant ce même sillon, affirmait une vision originale, travaillant ses sonorités avec des effets inquiétants d’étrangeté, un climat surréel avec des riffs de guitare saturée, trompette en écho, infrabasse, boucles enchaînées…
Le résultat va se révéler différent de ce que j’avais imaginé : je me sens immédiatement submergée dès les premières notes, emportée par le premier morceau “Triceratops”. Une cohésion immédiatement palpable au service des emballements contagieux du pianiste qui gagnent batteur et bassiste en émulation constante. Et ça décolle dans l’effervescence des sons du piano électrique et du synthé. La disposition adoptée sur scène, très rapprochée, favorise une interaction efficace et maximale des trois instrumentistes. Je ne sais trop comment décrire cette musique tourbillonnante, effrénée, dans l’esprit des merveilleux groupes de fusion des seventies. D’autant qu’Yvan Robilliard présente ses complices, donne quelques titres mais n’explique en rien sa démarche. Ce qui peut se comprendre tant le trio est concentré.
On sent immédiatement un véritable amour du son, une relation naturelle inconsciente, organique au rythme. Ce qu’il veut? S’affranchir du trio jazz classique qu’il connaît par sa formation musicale très solide et explorer les racines afro- américaines du rythme avec Justin Faulkner proche de Brandford Marsalis en recherche de nouvelles définitions possibles du jazz.
Si le pianiste s’inspire du Lifetime initial, de l’ombre bienveillante de Tony Williams, il s’en démarque et ne s’embarrasse pas de reprises d’autant que l’instrumentarium diffère. Et qu’il n’entend pas remplacer McLaughlin… Pour lui, c’est la musique inventée et mise au point en trio qui compte, l’important c’est “faire, jouer avec” et ce n’est pas une vaine formule. Ce sont les musiques du pianiste bien sûr, mais vécues par les autres membres de ce trio parfaitement équilatéral dans une indéniable communauté de langage entre le batteur et son complice, le bassiste Laurent David avec qui il a joué chez Ibrahim Maalouf.
Yvan Robilliard revisite le trio jazz avec un appétit pour cette formule électrique qui lui permet de s’attabler devant trois pianos selon l’ambiance, plus joyeuse et fonçeuse avec le Fender, poétique et lyrique avec le piano classique, spatiale avec le Mini Moog. Il est le sorcier électrique des claviers, ingénieux, ingénieur poussant les potards, se régalant visiblement à triturer les sons de son mini moog, qui permet de tordre la justesse des notes ce qui était impossible pour un pianiste. Les sons qui en sortent sont nouveaux, épais, excitants et il se sert de la matière sonore comme d’une pâte à modeler. Cherchant dans l’électricité des couleurs, une sensualité peut-être, des sensations accrues par leur fragilité, l’aléatoire de leur jaillissement.
Justin Faulkner nous gratifie d’un long solo architecturé, conscient sans doute qu’il a la place de Tony Williams : il s’amuse à faire des variations aux seules baguettes sur les divers éléments de son set de batterie dans un cliquetis déchaîné, sec et fort, terriblement précis; dans des contextes binaires, son jeu devient purement métronomique, privilégiant la régularité bien assise de sa frappe. Mais son échange peut aussi être fluide et complexe, dans la polyrythmie selon tous les contextes.
Ces Lifetimes à l’improvisation maîtrisée définissent une musique jamais flottante qui fonce au contraire avec des titres enlevés, une frénésie tempérée par des passages soudain délicats au piano. La mélodie n’est plus secondaire, reprenant ses droits pour de trop courts instants.
On entendra “Kaleidoscope”, “Origine”, “Elegant Funk”(en rappel) mais deux titres du CD pourraient être de bons marqueurs du programme “The train that never stopped” et “Frenzied Paradise” qui traduisent une certaine frénésie à occuper la scène et l’espace sonore.
Ils ne sont que trois mais ça joue fort, vite, sans temps mort, dans l’ivresse que procure l’électricité, l’urgence de jouer ensemble comme un seul homme. Je reprends volontiers la formule qui transforme ce YR3 en YR au cube. Une grande énergie circule entre eux et on entend dans la précision du pianiste-claviériste le souvenir du roi des synthés dans les seventies, Herbie Hancock. Mais il doit aussi bien connaître George Duke dans The Jean Luc Ponty Experience?
Ces impressions seront confirmées par l’interview à chaud, immédiatement après le concert par la chanteuse Cathy Heiting qui s’acquitte de cette tâche difficile avec aisance. Elle fait monter sur scène Daniel Yvinec qui explique la genèse du projet, son approche et sa connaissance progressive du pianiste par des blindfold tests, sa proposition d’une playlist à explorer avant que ne s’impose le groupe fondateur et libre de Tony Williams qui intégrait rock, pop, musique psychédélique au jazz. Le pianiste, encore tout au plaisir et dans l’excitation du concert écoute ses complices qui, contre toute attente, ont des choses à dire. Heureusement car il semblerait qu’il ne manie pas les mots avec autant de talent que les notes. Mais non, c’est qu’il est tout disposé à écouter ses complices. Justin Faulkner en particulier tient à s’exprimer dans sa langue, il le fait avec sagesse et humilité, évoquant les heures d’écoute nécessaires pour parfaire ce lent apprentissage culturel et musical au service du collectif. Un jeu efficace, professionnel mais altruiste qui fait avancer le groupe. Ce que confirme Laurent David qui insiste sur la différence avec les musiciens américains plus soucieux de la dynamique du groupe que de l’appréciation de leur propre solo. Yvan Robillard acquiesce alors affirmant qu’il se sent libre, dans un groove jubilatoire, propulsé par la rythmique infernale qui “vous fait jouer juste”.
On entend un discours différent de la part de ces musiciens immergés dans le son qu’ils n’hésitent pas à pousser très fort, jouant avec des amplitudes de dynamique importante, du très fort au beaucoup plus doux. Et qui apprécient le son travaillé en studio que l’on peut entendre sur le CD du trio, enregistré en cercle, sans casque, dans les conditions du live, au Triton. Ce Cd sorti aujourd’hui est en vente dans la salle. Bravo au Petit Duc pour son sens impeccable du timing. Et sa fidélité envers les artistes choisis. /https://www.lepetitduc.net/spectacle/yvan-robilliard-trio/
On est loin des tendances minimalistes volontiers prisées actuellement, estompant le son, de cet éloge de la lenteur que favorise Yoann Loustalot auquel je pense particulièrement puisque sort aussi aujourd’hui son album Oiseau Rare sur Bruit Chic. Bel exemple de la diversité des jazzs et musiques actuelles, de cette versatilité (au sens anglais) des propositions, tout à fait bienvenues au demeurant. On peut d’ailleurs rajouter au palmarès du pianiste un Satie en (grande) forme duo piano-sax avec le saxophoniste ténor Fabrice Theuillon du Surnatural Orchestra Ikiru plays SATIE, sorti au printemps.
Gageons que ce “work in progress” déjà mûri après les répétitions et diverses mises au point avant l’enregistrement va se tester sur scène, s’affiner lors d’une tournée qui débute ce soir même avec la sortie du CD.
Sophie Chambon